À la Bourse de Commerce, la face cachée des mythes américains

Superman ou Self made man : dans une rétrospective dédiée, l’artiste Mike Kelley vient déconstruire le fantasme d’une Amérique idéalisée. Le ton de ses oeuvres replonge le visiteur dans la crise d’adolescence, entre contestation et cynisme.

Mike Kelley reprend les codes d'une Amérique clinquante et les détourne avec cynisme. Photo : Extracurricular Activity Projective Reconstruction #27 Crédits : Bourse de Commerce

Se souvient-on du jour où l’on découvre que les contes racontés aux enfants cachent une valeur morale ? Se rappelle-t-on le moment où l’on comprend que les super-héros ne sont pas les individus les plus heureux de la terre ? Mike Kelley, au travers de ses œuvres, nous confronte aux moments difficiles où toutes nos certitudes s’évanouissent. Il nous replonge dans une crise de l’adolescence qui nous fait voir la cage dans laquelle notre éducation nous aurait enfermés, comme un piège réconfortant qui se refermerait lentement sur nous…

Du 13 octobre au 19 février 2024, la Bourse de Commerce accueille une nouvelle rétrospective consacrée à l’un des artistes américains les plus saillants de la fin du 20ème et début du 21ème siècle : Mike Kelley. La collaboration internationale entre la Collection Pinault et des institutions partenaires telles que le Tate Modern de Londres, illustre avec brio la fantastique diversité technique de Kelley dont la critique sociétale, haute en couleurs, résonne encore aujourd’hui avec des sujets d’actualité. 

Retour sur « Mythologies Américaines » (2023) qui réunit aussi le travail de trois autres artistes aux observations similaires : Lee Lozano, Mira Schor et Ser Serpas.

UN MODÈLE AMÉRICAIN CONTESTÉ

Né d’une famille catholique dans une banlieue ouvrière de Detroit, Mike Kelley maintient une relation difficile avec sa famille dont il moque la rigidité émotionnelle. Les nombreuses contestations de l’éducation émanant de ses parents le conduisent à apprendre le tricot et le crochet, ce qui trouble particulièrement son père pour être un acte volontairement anti-masculiniste, un acte allant à l’encontre du principe du mâle fort, protecteur de la famille.

Mike Kelley, subit du harcèlement scolaire parce que son père travaille en tant qu’agent d’entretien dans une école publique, décide une bonne fois pour toutes de détruire tous les espoirs d’avenir que lui réservent ses parents, en devenant artiste. Selon lui, c’est « la chose la plus détestable que [l’on puisse] être dans la culture américaine. » Les œuvres de Kelley n’étant pas entièrement imperméables à son histoire, la tradition de contestation de l’autorité et des conventions sociales se noue à sa pratique artistique.

L’oeuvre Gothic Birdhouse (1978) par exemple, dénonce l’impossibilité d’ascension spirituelle pourtant promise par l’enseignement religieux. Constitué de plusieurs toits superposés pointant vers le haut, le nichoir empêche incontestablement le mouvement de l’oiseau, car sa chambre principale reste une boîte sans grande profondeur. 

Double Contour with Side Bar, 2000. Crédits Photo : Bourse de Commerce.

« Mike Kelley nait dans une famille catholique au coeur  d’une banlieue ouvrière de Détroit. »

Témoin du déclin économique de Détroit, ancien centre de construction d’automobiles, Kelley intègre alors les cercles anarchistes et d’extrême-gauche de sa ville natale et révèle les étrangetés et de la société capitaliste américaine

Il traite par ailleurs de marchandisation des émotions, qu’il expose en faisant le rapprochement entre des peluches données en cadeaux aux enfants, et la condition de soumission et de gentillesse attendue en contrepartie. Les peluches étant socialement assimilées à la période l’enfance, et Kelley les représentant sous leur aspect défiguré, des bruits commencent à circuler :  l’artiste aurait-il été victime d’abus sexuel dans son enfance ?

Même si, à première vue, il dément toute corrélation directe entre ses œuvres à base de peluche maltraitée et son expérience personnelle, il décide néanmoins de jouer sur les préconceptions sociales à son égard. En découlera le thème central d’Educational Complex (1995), dont l’installation Double Contour with Side Bars (2000) regroupe les premiers essais.

Ces maquettes architecturales inachevées résultent d’un exercice de remémoration de tous les lieux dans lesquels Kelley a reçu une éducation. Des banlieues de Detroit à son université, le California Institute of the Arts en Californie, il n’arrive néanmoins pas à se souvenir de tous les lieux qui ont formé son esprit et sa personnalité.

Ces trous de mémoire, il les explique par la théorie du syndrome de la mémoire refoulée :  Il prétend que dans les lieux dont il ne se souvient pas, se sont avérés des choses traumatiques que sa mémoire aurait préféré oublier. Le rendu final est une maquette multidimensionnelle, qui ressemble à un champ de guerre, tant il ne réussit pas à ériger les bâtiments dans lesquels il suppose avoir vécu un traumatisme.

L'artiste révèle les étrangetés de la société capitaliste américaine. Crédits photo : Bourse de Commerce

UN GOÛT POUR LE DÉSORDONNÉ

En réponse à cette perception du monde, Mike Kelley développe un langage artistique cynique, provocateur, qui s’attaque à toute conviction sociétale. Tout comme la remise en question à travers le tricot de stéréotypes liés au genre masculin, l’œuvre de Kelley menace l’ordre établi, elle dévoile les faiblesses qui se cachent derrière des apparences.

En s’attaquant aux histoires qui nous ont bercés tout au long de notre enfance, il déboussole nos expériences les plus intimes. Ses Kandors Full Set (2005-2009) dévoilent le dessous du mythe de Superman, un super-héros prétendument invincible, mais qui ne trouve pas de solution à son propre sort. Kandor, la ville natale de Superman, ayant été rétrécie par un de ses ennemis, est maintenue à vie artificiellement sous une cloche en verre, à l’abri de toute intrusion externe.

Préservée dans la Forteresse de solitude du super-héros, cette ville miniature symbolise la vulnérabilité du super-héros, dès lors qu’elle fait référence au fait que Superman est aliéné, autant de sa propre ville natale, que de la société américaine dans laquelle il est vénéré. 

L'artiste a une prédilection pour l’inquiétante étrangeté (« the uncanny »). Crédits photo : Bourse de Commerce

À travers son art, Kelley explore le potentiel dérangeant du monde qui nous entoure. Il désoriente son audience. Comment réagir face à une magnifique banderole colorée représentant une belle boîte à biscuits ? L’odeur alléchante et le sentiment de réconfort qui proviennent de cette projection mentale se volatilisent brusquement. Au pied de la boîte, des mots provocateurs semblent s’être trompés de contexte : « parlons de désobéissance ».

Kelley s’empare des souvenirs profondément ancrés au sein de la société américaine, ceux des habituelles ventes de biscuits organisées par les fillettes scoutes. Il revivifie les souvenirs des petites filles aux uniformes impeccables, aux visages souriants et aux boîtes de biscuits bien rangées. Or, ces sentiments réconfortants d’ordre, de charité et de bienfaisance, Kelley les fait éclater en mille morceaux, à travers l’association osée de cookies et d’un appel à la révolution. 

Ectoplasm Photograph 13, 1978-2009. Crédits photo : Bourse de Commerce

« Je suis un fantôme. J’ai disparu. »

Pour Kelley, les personnages principaux du monde qui nous entoure sont ceux reniés par la société. Sa prédilection pour l’inquiétante étrangeté (« the uncanny ») l’encourage à glorifier l’insignifiant, l’inexplicable, le déviant. Un thème récurrent au début de sa carrière est celui du Poltergeist, de l’esprit frappeur, une silhouette qui incarne tout ce qui est malaisant et par conséquent, tout ce que la société souhaite réprimer, de la sexualité à la perversion en passant par la défécation.

Kelley le représente sous la forme d’un « fantôme qui prend les traits d’un singe » et l’associe régulièrement à « l’esprit de l’adolescence » : une énergie indomptable, insistante, guidée par des pulsions sexuelles et destructrices. Ainsi, The Poltergeist (1979) fait allusion à un état d’extase associée à la période de l’adolescence, une période où le ratio entre le désir et le contrôle du désir n’est pas stable. Mike Kelley, de manière provocante, touche du doigt une énergie autant libre, qu’elle n’est cruelle et détestable pour la société qui exige qu’elle soit canalisée afin d’être acceptable.

À travers un travail artistique qui résonne fortement avec son histoire personnelle, Mike Kelley grossit les traits du conditionnement humain par la société américaine capitaliste. Audacieux, il nous met face aux ambiguïtés entretenues par la société, face aux masques qu’elle produit pour cacher l’inacceptable.

L’humour grinçant et l’esthétique colorée de sa critique sociale se marient avec le reste des expositions accueillies au sein de la Bourse du Commerce sous le drapeau de « Mythologies Américaines » (2023).

Nikita Dalla Vedova

La Perle

« Mythologies américaines »
Du 13 octobre au 19 février 2023

Bourse de Commerce – Collection Pinault
2 rue de Viarmes, 75001 Paris

www.pinaultcollection.com
Instagram : @boursedecommerce