Fuck Abstraction ! La fausse polémique

Actuellement exposée au Palais de Tokyo, une toile de l’artiste Miriam Cahn a été visée par des accusations de diffusion d’images pédopornographiques par plusieurs associations. Elles ont invoqué l’ordonnance d’un juge pour décrocher l’œuvre. Ce dernier a plaidé en faveur du musée. Et pour cause, l’œuvre, explique l’artiste, ne représente pas d’enfants.

L’artiste Miriam Cahn explique restituer les images diffusées du massacre de Butcha en Ukraine. L’œuvre, se défend-t-elle, ne représente pas d’enfants. Crédit photo : Perla Msika.

On ne voit que ce qu’on croit. C’est peut-être la formule qui convient à la polémique du tableau Fuck Abstraction ! Alors que l’artiste Miriam Cahn est mise à l’honneur dans une rétrospective au Palais de Tokyo jusqu’au 14 mai 2023, une de ses toiles fait l’objet d’un traitement particulier : devant Fuck Abstraction, relais des agents de sécurité à proximité et permanence de la médiation culturelle. En cause, des accusations de diffusion d’images pédopornographiques. Sur l’œuvre en grand format portrait, un homme nu impose une fellation à une silhouette chétive aux mains ligotées.

Six associations,  Juristes pour l’enfance, Enfance en partage, Pornostop, Face à l’inceste, Innocence en danger et le Collectif Féministe contre le Viol  ont saisi le juge en référé-liberté, lundi 27 mars, pour qu’il « ordonne le décrochage de la toile ou interdise l’exposition aux mineurs ». Elles accusent le musée de banalisation de la pédocriminalité et l’artiste de « rendre la pratique presque acceptable puisqu’elle est exhibée sans être clairement condamnée ». Ce mardi 28 mars, le tribunal administratif a rendu son ordonnance et rejeté leur requête assurant que « l’œuvre ne saurait être comprise en dehors de son contexte ». Quel contexte ? Et pourquoi cette décision ?

« LA SEXUALITÉ COMME ARME DE GUERRE »

L’artiste mentionne bien, et à plusieurs reprises, que la silhouette fragile ne représente pas d’enfant. « Ce tableau traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme une arme de guerre, comme un crime contre l’humanité. Le contraste entre les deux corps figure la puissance corporelle de l’oppresseur et la fragilité de l’opprimé, agenouillé et amaigri par la guerre » précise Miriam Cahn. 

Depuis 40 ans, le travail de cette féministe engagée se veut une caisse de résonance des conflits contemporains.  Aux confins de la figuration et de l’abstraction, elle traite souvent des crimes de guerre. Fuck Abstraction ! est tirée, comme plusieurs œuvres conjointes, des images diffusées de la guerre en Ukraine, lors du massacre de Butcha par l’armée russe. Face au tableau, d’autres dessins plus anciens racontent les guerres du Liban et de Yougoslavie dans les années 1980-1990. 

Par ailleurs, ce ne sont pas un, ni deux mais cinq panneaux d’avertissements qui sont placardés à l’entrée et au cœur de la galerie visée : « Certaines œuvres de cette salle sont susceptibles de heurter la sensibilité des publics. Son accès est déconseillé aux mineurs. » Le message est clair.

Crédit photos : Perla Msika.

DES RELAIS COMPLOTISTES

Menée par Juristes pour l’enfance, une organisation proche de la Manif pour Tous, des associations ont bien saisi le juge. Mais elles ne sont pas à l’origine de cette affaire qui s’ouvre le 21 mars dernier. A l’Assemblée nationale, la députée du Rassemblement national Caroline Parmentier (Pas de Calais) interpelle la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak : «  Rien ne justifie l’exposition d’une telle œuvre, pas même le prétexte de la dénonciation des crimes de guerre », assène l’élue.

Le propos est relayé par Karl Zero, un animateur TV reconverti dans l’activisme obsessionnel et  complotiste qui pointe l’existence de réseaux pédophiles élitistes –  aidés par les médias, la justice et les politiques. Sur les réseaux sociaux, il incite sa communauté à signer la pétition de Contre-Attack, une association de « défense des droits humains » aux engagements divers – parmi lesquels la lutte contre la vaccination anti-covid. Le texte, qui a recueilli 13 000 signatures, insère le tableau de Miriam Cahn dans un contexte confus d’une « société phallocrate » mêlant plusieurs faits divers comme les accusations contestées visant l’humoriste Pierre Palmade.

« Les personnes qui viennent critiquer l’œuvre ne sont pas des habitués du Palais de Tokyo. Ils cherchent généralement à s’en prendre au Ministère de la culture et au monde de l’art, de manière générale » confie une médiatrice du musée. Des visiteurs convaincus qui, selon elle, ne cherchent pas à comprendre le travail de l’artiste mais à le condamner d’office. Miriam Cahn explique mettre sur pause le flux « d’images insupportables » qui nous parviennent des médias ou des réseaux sociaux. Elle peint la réalité sordide telle qu’elle la reçoit. Une démarche aux antipodes de la banalisation. Bien loin des inquiétudes légitimes sur la protection de l’enfance, il apparaît que la polémique Fuck Abstraction ! repose au mieux sur un bouche-à-oreille paresseux, au pire sur une instrumentalisation de l’art au service de thèses fumeuses et complotistes.

Perla Msika

La Perle