Benoit Solès, dans la peau du pionnier de l’intelligence artificielle 

Pour la quatrième année consécutive, la Machine de Turing revient sur la scène parisienne dans le nouvel écrin du théâtre du Palais Royal. À cette occasion, Benoit Solès, auteur et comédien de la pièce, nous a ouvert les portes de sa loge avant de prêter sa peau à Alan Turing, un personnage dont la vie fait écho à tant de considérations contemporaines.

Renommé pour avoir décrypté le système de codage allemand nazi, Alan Turing est incarné par Benoit Solès sur scène. Crédits photo : Fabienne Rappeneau

Un air brûlant flotte dans les jardins du Palais Royal. L’été s’éternise et pourtant la rentrée sannonce, conformément à une mécanique bien huilée. Des rentrées sur les planches, Benoît Solès en a vécu plus d’une, toujours aussi enivrantes. Celle-ci a toutefois une saveur particulière.

 Dans le théâtre emblématique du Palais-Royal, le comédien sapprête à retrouver le personnage dAlan Turing pour la 800ème représentation de la Machine de Turing dont il signe également l’écriture. Un record pour une pièce moliérisée à quatre reprises et dont le succès, depuis son lancement au festival d’Avignon en 2018, ne faiblit pas.

Il faut dire que la vie du britannique Alan Turing se prête à un récit théâtral denvergure. Renommé pour avoir décrypté le système de codage de la machine allemande Enigma durant la Seconde guerre mondiale, Alan Turing fut avant tout un mathématicien de génie, fasciné par les sciences auxquelles il a dédié sa vie. Persécuté du fait de son homosexualité, celui qui fut lun des pionniers de linformatique et de lintelligence artificielle (IA), connait un destin funeste avant de tomber dans loubli, jusqu’à sa réhabilitation en 2013 par la reine Elisabeth II.

Et pourtant, lhistoire dAlan Turing apparait plus que jamais dune modernité saisissante. Quête identitaire, acceptation de la différence, nouvelles intelligences artificielles … Autant de thématiques qui trouvent, de nos jours, une résonance vibrante. 

En réponse à cet écho, Benoit Solès souhaite faire refleurir sa parole, comme un hommage offert au plus grand monde. À une heure de son entrée en scène, celui-ci revient sur les traces de cette rencontre inédite avec son personnage et se dévoile à la lueur de sa double casquette dacteur-auteur.

Le 28 septembre, vous jouerez la 800ème du spectacle. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Jouer une pièce 800 fois, c’est un peu vertigineux, mais c’est avant tout un bonheur. Je dirais presque un honneur, parce que ça veut dire que le public vous a fait confiance, que l’aventure continue. C’est un challenge pour les comédiens de se réinventer tous les soirs et de se présenter avec la même intensité, la même émotion. Mais je ne men lasse pas car la chimie qui se crée entre le public, les comédiens et l’histoire est sans cesse différente. Et particulièrement avec Alan Turing où les gens peuvent être un soir très sensibles à sa fantaisie et un autre soir ressentir l’inéluctable tragédie qui est en train de se préparer. Du festival OFF dAvignon, au théâtre Michel en passant par tous les lieux où nous avons été accueillis en tournée, il y a toujours des surprises, des challenges, un bonheur renouvelé.

Vous dites avoir fait la rencontre du personnage d’Alan Turing grâce à…une pomme !

Ça remonte à 2008-2009. Je travaillais sur une autre pièce où il y avait une histoire de pomme. Jai cherché la symbolique sur Internet et au-delà des références quon lui connait (Blanche Neige, Adam et Eve…), lune dentre elles renvoyait vers un certain Alan Turing. En 2009, il n’y a pas eu Imitation Game (ndlr, le film  biopic américain de Morten Tyldum, sorti en 2014) et personne, à part des scientifiques, des historiens ou un peu dans le milieu gay, ne connaissait Alan Turing. 

Je lis : « mathématicien anglais, craque le code secret des nazis, invente l’informatique, se suicide après une condamnation pour homosexualité en croquant une pomme trempée dans du cyanure » et instantanément, j’ai un instinct. D’une part, quil faut contribuer à la réhabilitation de cet homme, et le théâtre possède la liberté de ton pour le faire ; dautre part que c’est un rôle que je veux jouer, un personnage que je veux défendre. Voilà comment ça a démarré et ça nous a emmenés très loin.

Pour préparer cette interview, notre rédaction sest plongée dans un essai intitulée « La Formation de lActeur ». Lauteur, Constantin Stanislavski, dit que « Dès lors que vous aurez établi le contact entre votre vie et votre rôle, vous éprouverez une impulsion intérieure, un choc immense ». Quest-ce qua suscité cette rencontre avec Alan Turing ?

L’admiration que j’avais pour son œuvre et le sentiment de révolte et d’injustice que je ressentais pour ce qu’on lui a fait ont été des moteurs décisionnels dans ma démarche. C’est vraiment par l’entrée humaine, affective que j’ai essayé de m’approcher de lui, le montrer tel quil était afin que le public découvre ce personnage extraordinaire.

Crédits photo : Fabienne Rappeneau

« Alain Turing était un personnage que je voulais défendre. »

À travers vous, celui-ci apparait justement comme un homme très attachant, en témoigne l’émotion réelle qui transite chaque soir entre vous et le public. Comment expliquer un tel écho chez les spectateurs ? 

Au- delà de Turing, bien qu’il soit passionnant, il y a dans la pièce une ode à la différence sous toutes ses formes, qu’elle soit sexuelle, de pensée, religieuse, politique, métaphysique, et qui touche beaucoup les gens. La puissance de son destin frappe les consciences. Certains parents d’enfants homosexuels qui les avaient congédiés, ont été tellement frappés par la pièce quils ont pris la décision de les rappeler par la suite. 

J’ai vu des ados venir avec leurs parents, me prendre par la main à la fin du spectacle et oser leur dire : « Voilà, Alan et Benoît me donnent la force de vous dire qui je suis. Je porte une différence ». Et ça ne vaut pas que pour l’homosexualité. Par exemple, je joue Turing avec une forme d’autisme qui confine à lAsperger bien qu’à l’époque, ce mot nexistait pas. Je vois avec autant d’émotion des parents d’autistes ou des jeunes autistes me dire « Merci de montrer qu’un homme autiste a pu changer le monde, délivrer un message positif, être attachant et non repoussant ». C’est génial.

Dans la pièce, vous installez un découplage entre le Alan Turing narrateur et acteur. Quelle était votre idée ?

Alors que javais abouti à une version un peu finale de la pièce, je trouvais quil manquait quelque chose. Puis, j’ai vu un film dans lequel un narrateur sexprimait ainsi et je me suis dit « Mais au fond, pourquoi ne nous parlerait-il pas ? ». Et c’est ainsi que j’ai écrit le prologue, l’épilogue et toutes ces interventions qui m’ont dailleurs réglé beaucoup de problèmes dramaturgiques. 

Avec Tristan Petitgirard, le metteur en scène, on a tout de suite décidé que, dans les scènes de sa vie, et notamment des scènes conflictuelles ou émotionnellement fortes, il aurait ce bégaiement, historique, mais que face au public, il serait dans une forme de pleine conscience, suivant sa pensée, très fluide. Il y a ainsi une dichotomie entre le Turing entravé et le Turing libéré.

Vous jouez maintenant depuis quatre ans.  Comment avez-vous fait évoluer ce rôle ?

Il y a eu des étapes : la peur au début de ne pas être à la hauteur, puis après une forme de confiance en voyant la réaction très positive des gens. L’aspect autistique s’est renforcé. Des éléments liés à la comédie, à sa drôlerie potentielle sont arrivés aussi par ma détente Rien n’est écrit. Je ne joue pas pareil tous les soirs, ne serait-ce que vis-à-vis de mes partenaires qui ont tous une énergie différente. Il y a beaucoup de fraîcheur, de nouveautés et même, d’inattendu. Dailleurs, plusieurs spectateurs reviennent voir le spectacle dans différents lieux, avec différentes distributions.

Crédits photo : Fabienne Rappeneau

Dans toute la pièce transparait la fascination dAlan Turing pour les machines et lintelligence artificielle. 70 ans plus tard, comment est-ce que vous abordez leur participation grandissante à notre société ?

Je regarde l’intelligence artificielle avec beaucoup de curiosité et une certaine forme de confiance. Je pense qu’elle ne tuera jamais le théâtre et que tous les progrès liés à la technologie nous ne ferons jamais perdre l’envie, je l’espère, de nous réunir ensemble dans un lieu confortable pour écouter le récit dune histoire sans une foultitude d’artifices technologiques. Mais le sujet est passionnant. D’ailleurs, je vous annonce que je vais sortir un livre d’entretien qui sappelle « Lexpert et lartiste au cœur de la machine » avec Badr Boussabat, spécialiste de l’intelligence artificielle. Le livre prend la forme dun dialogue entre un expert et un artiste qui se prête au rôle de Turing et aborde toutes les questions que lon peut se poser sur le sujet.

Et Alan Turing, quen aurait-il pensé, à votre avis ?

Je pense qu’il serait, comme il était de son vivant, curieux, soulevant un nombre infini de questions, toujours avec un coup d’avance.

Pour finir, pour nos lecteurs de la Perle, auriez-vous une petite perle, une anecdote à nous partager ?

La nouvelle pièce que jai écrite, La maison du Loup, qui se joue dès le 14 septembre au théâtre Rive Gauche, est baignée dune musique magnifique de Georges Bizet qui sappelle Les pêcheurs de perles. Jespère que vos lecteurs et les spectateurs viendront découvrir avec enthousiasme cette nouvelle création, comme un lien, de perle à perle”.

Amandine Violé

La Perle
En partenariat avec le Théâtre du Palais-Royal

« La Machine de Turing »
Du 14 septembre 2023 au 11 février 2024

Théâtre du Palais-Royal
38 rue de Montpensier 75001 Paris 

www.theatrepalaisroyal.com
Instagram : @thpalaisroyal