L’IA, le casse-tête éthique et juridique des artistes

Alors que de plus en plus d’artistes ont recours à l’intelligence artificielle, des problématiques liées à la propriété intellectuelle et aux droits d’auteur viennent nuancer la légitimité de ces nouvelles technologies dans le champ de la création.

Cette image est tirée d’un roman graphique créé à partir d’un outil d’intelligence artificielle. L’initiatrice du projet, Kris Kashtanova en a obtenu les droits d’auteur. Crédit photo : Midjourney.

Des dizaines de collections de BD, comics et mangas soigneusement rangées dans l’ordre. X-Men, Spiderman mais aussi Kenshin le Vagabond ou Shonen Jump. Dans cet appartement familial de Neuilly-sur-Seine (92), l’imposante bibliothèque siège à l’entrée. Ici vit un fan d’animation. Depuis l’adolescence, Michaël Sarfati, 37 ans, a enrichi cette bibliothèque de références, pour son plaisir et son travail. Souvent, il y cherche une page, un dessin, un effet graphique et s’en inspire pour créer ses propres œuvres.

Mais depuis quelques mois, cet assistant réalisateur dans l’animation puise dans une nouvelle mine de connaissances : Chat GPT et Midjourney. Ces technologies de discussion et de production graphique en ligne sont dotées d’une impressionnante base de données qui permettent à l’utilisateur d’obtenir, grâce à un système d’algorithmes, le résultat précis et fini de ce qu’il demande, selon le prompt, c’est à dire l’instruction qu’il entre dans le logiciel. BD, romans graphiques, films d’animation, illustrations… De plus en plus d’artistes font appel à ces outils d’intelligence artificielle (IA) très prometteurs et de plus en plus démocratisés – près de 125 millions d’utilisateurs actifs mensuels enregistrés par Chat GPT, deux mois seulement après sa création par l’entreprise Open AI.

Mais l’appel de la curiosité n’est pas sans confronter les artistes à l’épineuse question de la propriété intellectuelle. Savoir, en d’autres termes, si une œuvre générée par l’IA appartient – ou non – à ceux qui se contentent de la commander aux outils. Ces derniers soulèvent, en effet, plusieurs enjeux, en matière de droit d’auteur. Un problème double quand on sait que les données dont disposent ces IA reposent, par ailleurs, sur la récupération de contenus en ligne pouvant déjà appartenir à des artistes, dont plusieurs crient déjà au plagiat.

Midjourney est le logiciel à l’origine de la version IA de La jeune fille à la perle exposée au Mauritshuis Museum de La Haye en février 2023. Crédits photo : Capture d’écran Instagram @julian_ai_art

L’IA N’EST PAS UN AUTEUR

En février 2023, le Maurithius Musuem de la Haye aux Pays-Bas a sélectionné plusieurs réinterprétations de l’œuvre de Johannes Vermeer, La jeune fille à la perle, pour l’exposer, temporairement, à la place de l’œuvre originale. Parmi les créations, celle d’un certain Julian Van Dieken dont « la jeune fille » a été dessinée grâce à Midjourney et Photoshop. Un choix qui a suscité l’indignation des visiteurs et internautes, pointant la concurrence déloyale vis-à-vis des vrais artistes dotés de compétences techniques. Dans cette affaire, c’est moins l’artiste que l’œuvre qui a été mise en cause. Comme si dans le processus, l’IA avait éliminé l’intention et la démarche de l’artiste au profit d’une création autonome où l’algorithme serait propriétaire de l’œuvre.

Sur le plan juridique, la jurisprudence française et européenne n’a pas encore statué sur l’autorité d’une œuvre issue de l’intelligence artificielle – et ce, alors que les technologies évoluent à vitesse grand V. Mais les États-Unis, davantage confrontés au problème, apportent un début de réponse : l’US Copyright Office, en charge d’enregistrer les droits d’auteurs des œuvres, a récemment décidé qu’elle ne prendrait pas en compte les créations issues de l’IA : « Lorsqu’une intelligence artificielle perçoit les instructions d’un humain et répond à cela par la production d’une œuvre écrite, visuelle ou musicale “les éléments traditionnels de propriétés” sont déterminés et exécutés par la technologie et non par l’utilisateur. » Or la qualité « d’auteur » est uniquement garantie à un humain.

Cette piste, qui dessine un premier cadre juridique, est aussi traversée par des considérations éthiques : « Le débat passionnant que pose l’IA, c’est la place du concept. Est-ce qu’un artiste qui a des idées folles et un outil intelligent est moins doué que celui qui utilise un papier et un crayon ? » s’interroge Michaël Sarfati. Depuis six ans, ce « créateur d’univers » travaille sur sa série d’animation personnelle dédiée aux adolescents. Un projet de science-fiction positive sur fond de compétition de hoverboard volant. « Avec Midjourney, j’obtiens par exemple un moodboard très abouti de mes personnages. Je cherche aussi à construire un modèle de société assez futuriste. J’utilise donc Chat GPT pour challenger l’histoire et obtenir des informations pointues sur l’économie, la politique ou la sociologie. »

“Est-ce qu’un artiste qui a des idées folles et un outil intelligent est moins doué que celui qui utilise un papier et un crayon ?”

Michaël Sarfati travaille de chez lui sur sa nouvelle série d’animation constituée à l’aide de l’IA. Crédit photo : Perla Msika.

Pour s’assurer que son travail reste personnel, Michaël Sarfati est attaché à ce que le travail issu de l’IA ne soit pas le résultat fini mais une étape entre la conceptualisation de son projet et la création sur les logiciels de montage 3D. « L’IA ne me donne pas de solution. Elle sert simplement à vérifier mes idées. Je passe toujours beaucoup de temps à écrire et à dessiner avant de faire appel à elle. Je vais aussi passer beaucoup de temps à raffiner l’image après coup. » Il perçoit l’outil comme une sorte de directeur artistique, jamais comme une fin en soi. Une manière de cultiver la curiosité pour ce nouvel outil sans être dépossédé de son travail.

Certains créateurs, qui se tiennent à une éthique similaire, ont même obtenu gain de cause en matière de propriété intellectuelle. En septembre 2022, l’artiste américaine Kris Kashtanova a justement obtenu son copyright (équivalent anglo-saxon des droits d’auteur) auprès de l’US Copyright Office : elle vient d’y déposer son nouveau roman graphique « Zarya of the Dawn » créé à partir de l’IA.

Comme Michaël Sarfati, elle explique avoir utilisé Midjourney mais précise avoir décidé du récit et de la mise en page. « J’ai été honnête sur la façon dont il a été fabriqué et j’ai mis Midjourney sur la page de couverture », raconte-t-elle sur son compte Instagram. Le cas Kashtanova a dès lors permis à l’institution américaine de mettre en place une protection partielle des œuvres, s’appliquant seulement aux aspects du travail réalisés par l’humain, et non par l’outil.

Mais cet intérêt grandissant pour l’IA dans l’art n’est pas du goût de tous. L’artiste Matt Guetta lui réfute toute légitimité. Il est à l’origine d’œuvres physiques ou numériques qui ambitionnent de s’extirper des limites du temps et de l’espace. Elles sont sont constituées au brouillon, puis sur des logiciels de montage en 3D. Pour lui, zapper le savoir-faire manuel ou numérique, condamne l’art au nivellement par le bas : «  En allant directement de l’intention au résultat fini, on tire un trait sur le processus de création et donc sur l’acquisition d’un savoir-faire et d’une sensibilité en perpétuelle évolution » déplore l’artiste niçois, évoquant le travail Piet Mondrian, initiateur de l’abstraction au XXème siècle :« Avant de dessiner des toiles abstraites, il maîtrisait parfaitement la figuration. De la même façon, on ne peut pas utiliser l’IA sans un minimum de techniques. »

UN NOUVEL OUTIL À APPRIVOISER

À cela, Léo Blondel réplique : « Beaucoup d’outils que nous utilisons déjà au quotidien, comme Photoshop ou l’appareil photo de l’Iphone, sont programmés avec des modules d’IA. Aujourd’hui, on est simplement parvenus à un échange plus direct entre l’utilisateur et l’outil. » Depuis près de quinze ans, l’artiste travaille sur les possibilités de l’intelligence artificielle dans la création.

S’il reconnaît une réévaluation des compétences techniques à laquelle les artistes devront s’adapter, il compare néanmoins la démocratisation de l’intelligence artificielle à celle de la photographie dans les années 1920 : « Ce n’est qu’un outil disruptif de plus qui vient remettre en cause une technicité établie. Il faut simplement laisser un peu de temps aux artistes pour en explorer toutes les possibilités. »

Et d’ajouter, toujours sur le même parallèle : « Une photographie prise avec votre Iphone, sans aucune modification est garantie par les droits d’auteur. Or, on pourrait dire que c’est le téléphone qui fait tout le travail. Reste que c’est vous qui choisissez le lieu, la mise en scène, le moment. Notre perception de l’IA doit reposer sur le même paradigme. » Léo Blondel projette même, à terme, l’émergence d’un véritable courant artistique.

“ UN VOL D’IDENTITÉ ”

La propriété intellectuelle en matière d’IA n’interroge pas seulement les compétences techniques. Mais l’origine des images proposées par l’outil. Michaël Sarfati, par exemple, ne se contente pas d’une utilisation limitée de l’IA. Il l’accompagne aussi d’une « éthique personnelle » : celle de ne jamais taper le nom d’une personne, vivante ou morte, dans le prompt. Il se contente d’idées, de courants, de périodes spécifiques.

Une telle précaution n’est pas anodine. Ces derniers mois, plusieurs affaires ont fait cas d’une atteinte aux droits d’auteur, à savoir l’utilisation du travail d’un artiste sans son consentement, dans le cadre de l’utilisation d’une IA. Les outils récupèrent, en effet, des contenus en ligne, appartenant à des personnes physiques pour constituer leur impressionnante base de données. 

En mars 2023, une polémique a notamment touché The Corridor Crew, un studio de Youtubeurs américains, spécialisés dans les effets visuels. L’une de leurs vidéos, intitulée « Did we just change animation forever ? » (ndlr, « A-t-on révolutionné le monde de l’animation ? ») a indigné plusieurs aficionados en se targuant d’avoir créé un court-métrage passant du film à l’image animé grâce à un filtre récupérant les données d’une IA. Le filtre d’animation généré reprend différentes esthétiques issues de plusieurs œuvres du genre comme Castlevania ou l’Aventure bizarre de Jojo, sans que les auteurs n’aient été sollicités, informés ou rémunérés. 

Aux États-Unis, certains artistes montent déjà au créneau face aux plateformes intelligentes. C’est le cas de la dessinatrice Karla Ortiz : accompagnée de plusieurs artistes, elle porte plainte, en janvier 2023, contre trois IA génératives en découvrant que celles-ci utilisaient leur travail sans leur consentement. « C’est comme une intrusion, comme un étrange vol d’identité. C’est bouleversant », confie la plaignante à l’Agence Française de Presse (AFP).

Cette pratique ne relève pas, selon elle, de la simple inspiration : « Ce n’est pas parce que je regarde un Cézanne que je l’archive automatiquement dans mon cerveau et que je l’intègre ensuite dans mes créations. Il y a des influences dans l’art, mais aussi votre formation, votre vie, vos expériences, vos émotions, cette humanité qui filtre l’inspiration et qui, à la fin, crée votre propre voix. »

Karla Ortiz est l’une des artistes qui a porté plainte contre plusieurs IA générative. Elle pose, le 8 mars 2023, dans son atelier de San Francisco. Crédit photo : Amy Osborne AFP.

UN VOL DE DONNÉES ?

Une atteinte d’autant plus préoccupante que plusieurs outils délaissent progressivement le modèle gratuit pour le modèle partiellement ou totalement payants.C’est le cas de Midjourney qui, depuis mars 2023, a institué un abonnement obligatoire allant de 10 à 60 euros par mois. « L’atteinte aux droits d’auteur est interdite, surtout quand cette exploitation devient marchande. Le problème, c’est que l’ampleur du phénomène est telle que c’est matériellement difficile à enrayer. L’utilisation des données par l’intelligence artificielle crée une impasse qui bafoue le droit. Peu d’affaires de ce genre vont jusqu’au procès. » explique Isabelle Marcus, avocate spécialisée dans la propriété intellectuelle.

Face à cette problématique, Léo Blondel différencie les différents modèles d’IA : alors que Stable Diffusion reste gratuite et accessible à tous, d’autres comme Open AI – créatrice de Chat GPT – ont « retourné leur veste » en passant d’association en 2015, à entreprise à but lucratif en 2019. Un basculement qui, selon lui, « fait de l’argent sur le dos de l’humanité qu’il s’agisse d’artistes ou des développeurs qui ont codé le programme en Open source (ndlr, comme un codage participatif, n’importe quelle utilisateur peut agir et modifier le logiciel informatique pour en permettre le développement) ».

Engagé contre l’exploitation des données personnelles en ligne, Matt Guetta se refuse justement à l’utilisation de l’IA. La récupération des données par les plateformes relève, assure-t-il, d’un système d’exploitation plus général. En 2021, ses Portraits Intimes récoltaient toutes les données d’une personne via son smartphone pour les retranscrire sur toile en langage informatique. L’artiste souhaitait témoigner de la quantité de données – et donc d’intimités – abandonnées au GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft).

Aucune différence, selon lui, entre ces multinationales numériques qui exploitent et revendent les données personnelles en ligne et Midjourney qui récupère le travail d’un artiste : « Ce phénomène s’inscrit dans le prolongement de ce qui a toujours été fait. Nos données ne sont pas moins précieuses que les productions d’un artiste. Mais on a toujours accepté qu’elles ne nous appartenaient pas totalement. Avec l’IA, les artistes nous font simplement réaliser ce qui nous arrive à tous au quotidien. » 

Crédit photos : Portrait Intime 1 et 16, 2020, Matt Guetta.

À noter que Microsoft est l’un des plus gros actionnaires de l’entreprise Open AI. En janvier 2023, l’entreprise a même annoncé un nouveau plan d’investissement à hauteur de 10 milliards de dollars. De son côté, les laboratoires spécialisés Google Deep Mind et Meta AI (Facebook) font partie des domaines les plus investis par les deux autres géants du web.

Des moyens massifs, certes, mais une utilisation encore expérimentale : les utilisateurs et artistes avancent à tâtons dans le champ de l’IA. Trop de zones d’ombres, et de questions restent en suspens pour qu’une création à échelle plus industrielle ne s’en empare. Michaël Sarfati ne l’emploie qu’à titre personnel : « Internet a été le vivier du savoir universel de l’humanité. L’intelligence artificielle en sera probablement le portail de dialogue. Mais les possibilités et la vitesse de développement son telles qu’il faut d’abord déterminer comment l’utiliser convenablement. ». Il souligne que la plupart des studios d’animation, notamment Hari pour lequel il travaille, se refusent pour l’instant à intégrer les outils d’IA générative dans leur système de production. Une prudence raisonnable, sans doute : car une fois la machine actionnée, on n’arrête certainement pas le progrès.

Perla Msika

La Perle