LE FANTÔME D’ANAÏS
Anaïs Nin était une dandy : professionnelle du mensonge, elle est passée maître dans l’art de la mise en scène de sa propre vie. Cette « intrépide expérimentatrice », figure de proue de la vie artistique parisienne des années 1930, était avant tout attirée par le spectaculaire. Existant par le regard des autres, elle fut le précurseur d’une démarche ostentatoire qui propose une version peaufinée de sa vie. Dans « Anaïs Nin au miroir », actuellement au Théâtre de la Tempête, une troupe de théâtre passionnée ravive son fantôme en jouant ses textes. Ou peut-être est-ce les comédiens qui sortent tout droit de l’imagination de l’autrice ? Dans cette mise en scène qui se joue du vraisemblable, Anaïs se regarde et se dissèque. Et quoi de mieux que le théâtre, art du subterfuge par excellence, pour transmettre cette volonté de tromper le lecteur naïf ?
Car au théâtre tout est faux, au théâtre tout arrive : des personnages improbables se rencontrent, les temporalités sont inversées, les lieux sont incohérents. Bref : la magie opère. La pièce use et abuse des mises en abîme dans lesquelles le spectateur se perd volontiers. Venue d’un autre temps, Anaïs fait revivre sa vie passée par le jeu des comédiens. Chant, musique, cinéma, danse : tous les arts sont convoqués pour donner vie aux souvenirs ravivés de cette audacieuse qui ne cesse d’avoir recours au truchement de la jeune Ludmilla, comédienne et fervente admiratrice, pour s’exprimer. À l’instar des écrits d’Anaïs, qui sont fragmentaires, la pièce est rythmée. Les changements de tons, parfaitement maîtrisés, font passer du tragique au burlesque en un clin d’œil et rappellent qu’au théâtre, tout est possible. Le public, perplexe, traverse les sphères temporelles et se laisse porter par l’imaginaire d’une tête en friche.
“ANAÏS FAIT REVIVRE SA VIE PASSÉE PAR LE JEU DES COMÉDIENS. TOUS LES ARTS SONT CONVOQUÉS.”
Anaïs Nin Théâtre de la Tempête. Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage.
TEXTES FANTASTIQUES, NOUVELLES ÉROTIQUES
Le projet d’Anaïs Nin est clair : « comprendre l’autre et [se] faire comprendre ». Trouver un style limpide pour redonner sens aux mots. Et constat est sans appel : le dictionnaire souffre. Âme, Vérité, Justice, Amour ; les mots ont perdu de leur signification. A bas les fioritures et le style fleuri, il s’agit d’aller à l’essentiel. La langue d’Anaïs – et celle des comédiens- est expérimentale; elle se défait d’une certaine forme de pudeur du sens pour rendre leur sacralité aux mots. Pourquoi être lyrique quand le seul mot « sein », dit sur un ton juste, évoque tant ?
Plongé dans un flashback, le spectateur est notamment témoin d’un échange entre une Anaïs enfant et son père, qui critique l’invraisemblance des contes de sa fille. Mais du haut de ses 8 ans, celle-ci proteste contre le fatalisme autoritaire : non, tout n’a, finalement, pas encore été écrit. Il reste encore à explorer les effets nouveaux provoqués par les mots exotiques, à sonder la puissance évocatrice des récits fantastiques, à approcher l’impénétrable nature humaine par des nouvelles érotiques. L’allure juvénile de l’écrivaine adulte contraste avec la sensualité des comédiens qui dansent le flamenco, s’embrassent et se dénudent avec aisance. Reflets de la dualité d’Anaïs, ils vivent ses personnages, tout en s’autorisant digressions en tout genre. La pièce est scandée par des lectures du Journal d’Anaïs, ce sketchbook qu’elle rédige tout au long de sa vie et qui compile des portraits inachevés de ses contemporains. Un autre miroir, tourné vers l’extérieur cette fois. Tourné vers le public ? L’audience se questionne.
SCANDALEUSE ET PROVOCATRICE
Confinée dans une époque encore bien trop prude à son goût, Anaïs n’a pas d’autre choix que d’utiliser des moyens scabreux pour vivre à la hauteur de la passion qui l’anime. Polygame, celle qui revendiquait avoir vécu un inceste consenti avec son père envoie valser la morale bourgeoise. Sa vie, comme ses récits, sont scandaleux. Mais où se situe la vérité ? Ni dans la vie ni dans l’écrit, mais dans « l’espace entre les deux ». Refusant de se poser en victime, Anaïs choisit d’être « le scribe de sa propre vie » ; elle crée un monde pour reprendre en main son histoire. Elle n’a pas d’amant pour lui offrir des roses ? Qu’à cela ne tienne, elle les fait livrer elle-même, et se plaît à simuler la surprise lors de leur réception. Fantasque, elle écrit sa propre vie et élève le mensonge au rang d’art de vivre.
Mais si le style de vie d’Anaïs était, à l’époque, controversé, certaines scènes volontairement provocatrices desservent le propos. Au théâtre de la Tempête, quelques spectateurs, mal à l’aise, quittent la salle. Était-ce là l’objectif ? Les revendications d’Anaïs ne méritent pas qu’on tombe dans l’écueil de la nudité superflue. Car le message est puissant et toujours d’actualité : contre le puritanisme et les passions tristes, Anaïs est une féministe d’action, qui considère l’érotisme comme une force vitale, quitte à choquer. Nul doute que cette figure de femme créatrice ne cessera pas de nous inspirer.