Au Théâtre de l’Oeuvre, Benjamin Voisin touché par la grâce de la « Guerre »

Adapté du roman de Louis-Ferdinand Céline, le spectacle met en scène Benjamin Voisin dans la peau de Ferdinand Bardamu, jeune soldat convalescent au cœur de la Première Guerre mondiale. Bouleversant et sans limites, le comédien de 28 ans emmène la pièce avec virtuosité.

Le décor, à la fois simple et brut, laisse aux spectateurs le champ libre à l'imagination. Crédits : Clément Puig

La brume et la mitraille. Dans le fracas du champ de bataille, une silhouette prend forme. Derrière son dos brille la balafre rougeoyante du ciel incendié. Une pluie de fer, un obus qui craque, et le soldat s’effondre, crucifié dans un flash

Ainsi démarre Guerre, adapté du roman posthume de Louis-Ferdinand Céline et mis en scène par Benoît Lavigne. Au Théâtre de l’Oeuvre jusqu’au 02 mars prochain, on découvre Benjamin Voisin (Illusions perdues de Xavier Giannoli) seul en scène, dans la peau de Ferdinand Bardamu, un jeune soldat convalescent après une blessure à l’oreille.

Sur son lit d’hôpital, à Peurdu-sur-la-Lys, au milieu des râles et de l’agonie de ses compagnons, il est soigné par l’Espinasse, une infirmière aux mains baladeuses. S’ouvre alors un grand bal de rencontres qui rythmera le récit.

Un plaidoyer contre la guerre

Le roman de Céline est une plongée brutale dans l’existence mise à nue. Un face-à-face d’un réalisme écorché avec l’humanité lancée dans la débandade de la survie. L’écrivain peint avec une nette cruauté ces hommes et ces femmes réduits à leur instinct primaire.

Il fait jour leur nature dissimulée jusque là sous le baume enjoliveur de la vie en société. Une humanité qui se révèle dans ce qu’elle a de vile, de lâche et de lubrique. Le sexe, l’argent, la violence, tout y est dans ce roman dont on avait perdu la trace pendant près de 80 ans. 

Mais ce n’est pas après ces gens là que Céline en a. Ferdinand, l’Espinasse ou même Cascade, le compagnon fanfaron, ne sont après tout que des gens qui souffrent. Des gens malheureux, qui n’ont plus rien. Celle que dénonce Céline, dont il fera la grande ennemie de son existence, c’est la guerre

Cette guerre, il en exacerbe l’absurdité à travers la figure du brigadier Ferdinand. À 19 ans, on est beaucoup trop jeune pour faire la guerre. Avec ses joues pures et son front innocent, Ferdinand est bien incapable de comprendre ce qu’il fait là.

En chemisette et maillot de corps, Benjamin Voisin virevolte d'un personnage à l'autre. Crédits : Clément Puig

Benoît Lavigne, le metteur en scène, l’a bien compris. Avant même de se lancer dans les castings, il savait qu’il faudrait montrer « cette innocence là, cette naïveté de la vie, c’est un puceau, presque dans tous les sens du terme, qui se retrouve comme ça sorti de sa famille, et balancé dans les Flandres, dans les tranchées, au milieu du carnage de la guerre.”

En mai 2022, le metteur en scène met la main sur Guerre, le premier jour de sa sortie. Le livre comme plusieurs manuscrits de l’écrivain, avait disparu pendant près de 80 ans. Benoît Lavigne trouve alors au récit de ces jeunes soldats envoyés à l’abattoir un étrange retentissement avec l’époque. Moins de trois mois plus tôt, près de Kharkiv, les chars russes entraient en Ukraine. Depuis la création du spectacle à Avignon en 2023, l’écho s’est encore amplifié. 

“J’ai attrapé la guerre dans ma tête”

C’est lui qui a passé des heures je pense à tordre le texte dans tous les sens chez lui” confie Benoît Lavigne qui ne ménage pas d’éloges à l’égard de Benjamin Voisin. Le comédien a mâché et remâché le texte. Celui de Céline n’est pas de ceux qu’on élime à force de les prononcer. Bien au contraire, sa moindre invocation est comme un coup de brosse qui le polit. Et Benjamin Voisin est un merveilleux et fantasque cireur. 

Gueule d’ange et lippe désinvolte, “J’ai attrapé la guerre dans ma tête” lance-t-il au premier temps de cette valse frénétique d’1 heure 20. Une matière canaille, une impétueuse gouaille, qu’il modèle en temps, en espace et en bruit. Dès les premières syllabes prononcées dans l’élocution gluante de sa gueule cassée, on comprend tout de suite qu’on y est pour un sacré moment de théâtre. 

Mais tout l’art du jeune comédien est de savoir par moments se faire plus discret. Là, une accentuation nette, ici, une intonation plus douce, et c’est la poésie escarpée de Céline, tendue de dards et de soie, qui ressurgit et éclate aux oreilles. Le reste s’est fondu dans une grande tache de couleur que nos yeux ne voient plus bien. 

Et faut-il enfin dire un mot de ces personnages que Benjamin Voisin incarne à tour de rôle ? Faut-il parler du diabolique ramdam, de la troupe foraine, effrontée, obscène, hilarante de folie débridée qui se tire la bourre à travers ce seul corps ? Ce n’est qu’au moment du salut final, à la fin de la pièce, que nous apparait sa solitude. Celle de tous les désespérés des tranchées. 

Alvaro Goldet

La Perle

« Guerre » de Bérangère Gallot et Benoît Lavigne
Mise en scène : Benoît Lavigne
Du 08 janvier au 02 mars 2025

Théâtre de l’Oeuvre
55, rue de Clichy 75009 Paris 

www.theatredeloeuvre.com/
Instagram : @theatredeloeuvre