Pour la première fois, les oeuvres de l’artiste Monique Gies (1934-2022) sont présentées à Paris. L’exposition porte sur le drame de l’inceste autant que sur le pouvoir de l’art, qui permet de tout figurer. Même une enfance brisée.

C'est la première exposition d'envergure de l'artiste Monique Gies © Rebecca Fanuele, Courtesy Galerie Christophe Gaillard

Le 16 avril 1977 est une date gravée dans la mémoire de Marie-Christine. C’est ce jour-là que sa mère, Monique Gies, est partie brutalement, laissant tout derrière elle pour survivre : « C’était la fuite ou l’asile » affirmera-t-elle. L’adulte se fissure, les murs vont bientôt tomber, elle le sent et rompt avec sa vie d’avant pour emménager dans une petite chambre à Paris et débuter une psychanalyse.

Très vite sur le divan, une maison d’enfance ressurgit, celle de ses grands-parents et de « NonNon », son oncle qu’elle repoussait en vain. Il l’a violée très jeune, à un âge où il n’y pas même de notions de sexualité, et elle l’avait oublié. On parle dans ce cas-là d’amnésie traumatique. Et quand cela revient d’un coup, il faut le surmonter. Mais pour elle, c’est indicible, pour la société, inaudible, alors elle peint.

La découverte d'une artiste "brute"

De 1977 à 1978, c’est une centaine d’œuvres que l’artiste achève dans sa chambre exiguë. Elle en expose certaines en 1979 lors d’une exposition collective organisée par la revue féministe Sorcières, puis disparaît à nouveau. Son œuvre restera secrète. Elle l’a faite seule, et seule elle la regardera. Elle sera une « artiste brute », qui crée uniquement à partir de son intériorité, sans aucun souci des canons classiques ou en vogue.

Ce n’est qu’après sa mort à 88 ans, en 2022, que sa fille Marie-Christine découvre la centaine d’acryliques et d’aquarelles en vidant l’appartement. Elle les prend une par une sur l’étagère, les place au sol et voit soudainement le puzzle s’assembler. Elle « savait ». Sa mère en avait parlé un peu vers la fin, mais elle ne savait pas « vraiment ». Là, elle comprend tout : « NonNon », l’enfant, la fuite à Paris, le silence que sa mère n’a pu que garder. Alors, elle décide de faire connaître cette œuvre qui parle pour sa langue figée.

Les peintures de Monique Gies sont présentées pour la première fois au public à la Galerie Christophe Gaillard à Paris. Une soixantaine d’oeuvres ornent les murs ou reposent au sol, pour rappeler l’aspect « brut » de cette pratique solitaire. Tout de suite, il faut le dire, le visiteur est éprouvé, l’atmosphère est pesante. Après quarante années de silence, l’artiste a peint ses souvenirs et ses sensations pour figurer un crime qui a brisé avec son identité d’enfant le sentiment du foyer.

Crédits photo : Jonas Maroko

Un langage d'images pour résister

Sur de petits formats de papier (27 cm x 37 cm) aux fonds colorés, comme sur la scène immatérielle du souvenir de l’enfant, l’artiste s’est inventée un langage naïf, sans fard. Il a la teinte de la chair rose et du bois sombre, et convoque inlassablement les mêmes métaphores.

Il y a ces rangées de poupées aux regards médusés, scrutateurs, dissociés comme l’artiste l’a été longtemps. Ici une tête qui flotte seule, inexpressive, ou bien un corps entier, sans bras et étrangement raide contre le mur.

Ces poupées, comme autant d’avatars, sont placées derrière les barreaux d’une cage rafistolée ou même embouteillés, souvent recouvertes d’un fin linceul, peut-être un voile de mariée, celui que porterait une enfant aimée et asphyxiée. Les pièces sont vides, sans personne, et une ampoule pend, mise à nue. 

D’une exécution modeste, ces images font instinctivement blêmir le visiteur. Mais pour l’artiste, elles permettaient d’élaborer ce que son âge à l’époque, puis son amnésie, n’avaient jamais pu signifier. C’est un langage, et le langage retient le monde au-dessus du gouffre. Après le ressouvenir, Monique Gies a peint pour résister.

La famille de l'artiste durablement marquée

Tout au long de l’année 1977, l’artiste peint également des toiles de plus grand format qui changent de registre. Mieux délimitées, plus techniques, l’artiste y inscrit son visage d’adulte, qu’elle place directement aux côtés de l’enfant qu’elle a été. Au miroir ou devant le chevalet, ces autoportraits émouvants racontent au présent sa fragile tentative de s’appréhender, de se dessiner, de s’aider.

De cette histoire, son petit-fils Oscar ne savait presque rien. Devenue professeure de français à Paris, Monique Gies avait gardé contact avec ses enfants et bientôt petits-enfants, mais pour lui, le mystère restait entier : « J’avais vu chez elle des toiles rangées et je savais qu’elle dessinait bien, elle nous peignait parfois, mais c’est tout », confie-t-il. Il possédait même l’un des dessins de la collection chez lui, sans l’avoir jamais interrogé. 

Quand il évoque la maison de sa grand-mère, sa mère Marie-Christine intervient pour le couper : « À chaque fois qu’il parle, il faut vérifier ses sources », indique-t-elle sèchement avant de s’éloigner. Pour la famille, le vernissage remue des souvenirs douloureux, l’histoire est encore taboue, Oscar peine à la raconter.

D’ailleurs, cette exposition, il ne sait pas si c’est une bonne chose. Est-ce que sa grand-mère aurait voulu être commercialisée ? Une question difficile que la galerie s’est également posée, avant de trancher. Vendre cette œuvre, que dans la famille personne ne voulait garder, était une façon de reconnaître à Monique Gies un véritable statut d’artiste et de l’honorer.

Le travail de Monique Gies a accompagné la remontée de ses souvenirs et constitue un document rare sur le drame de l’inceste. Mais surtout, il témoigne d’une remarquable capacité à se sentir et à se figurer. Deux talents artistiques essentiels à sa quête : peindre et exister, malgré une enfance de poupée. 

Jonas Maroko

La Perle

« Monique Gies : Les mots tus »
Du 05 octobre au 02 novembre 2024

Galerie Christophe Gaillard
5 rue chapon 75003 Paris

galeriegaillard.com
Instagram : @galeriechristophegaillard