Eric Justman, un pillé pour un rendu

Actuellement exposée au musée Zadkine. l’artiste juive Chana Orloff a vu 143 de ses oeuvres spoliées
pendant la Seconde guerre mondiale. Son petit-fils, Eric Justman mène un combat pour leur restitution à sa famille.

Eric Justman à l'atelier de Villa Seurat (Paris XIVème). Crédits photo : Perla Msika / La Perle

Quelques pas dans la discrète impasse de la Villa Seurat à Paris. Une sculpture de cheval au galop se laisse deviner à travers une vitre. Dans cette tranquille rue du XIVe arrondissement de Paris, se niche l’atelier de l’artiste Chana Orloff (1888-1968), exposée  dans « Sculpter l’époque » jusqu’au 31 mars 2024 au musée Zadkine.

Si une riche collection de sculptures se dévoile aujourd’hui dans l’atelier, 143 oeuvres de l’artiste manquent toujours à l’appel. L’histoire de Chana Orloff est aussi une histoire de spoliation, entreprise en 1943 par les nazis et le régime de Vichy à l’encontre des familles juives.  Depuis, c’est le petit-fils de l’artiste, Eric Justman qui mène avec sa soeur Ariane Tamir, une vaste travail de restitutions. En 2023, ils sont parvenus à récupérer « L’Enfant Didi » après 15 ans de procédure judiciaire. L’oeuvre grandeur nature d’un bambin de trois ans – fils de l’artiste et père d’Eric Justman – est exposée à titre temporaire au musée d’art et d’Histoire du judaïsme (MaHj).

Expert de l’œuvre de Chana Orloff, commissaire associé de l’exposition du musée Zadkine, Éric Justman multiplie les initiatives pour faire rayonner le travail de sa grand-mère. Ses confidences évoquent les joies et les difficultés d’un chantier de restitutions, à l’épreuve d’une lourde histoire familiale.

Vous êtes expert de l’œuvre de Chana Orloff, mais il s’agit aussi de votre mémoire personnelle. Comment vivez-vous le fait de voir votre histoire familiale intégrer l’Histoire de l’art ?

Je le vis au jour le jour, avec l’idée de mieux faire connaître  son œuvre. Et, faire des expositions dans des musées est sûrement la meilleure solution.  Nous faisons visiter cet atelier. Mais cela reste un lieu intimiste qui n’a pas vocation à recevoir des milliers de personnes chaque année. Le musée Zadkine paraissait donc un lieu plus adapté. Il est vrai que nous aimerions aussi avoir d’autres expositions, en provinces et à l’étranger. Un musée à Berlin essaie de monter une exposition itinérante internationale. On a tellement de pièces que l’on peut en prêter beaucoup, ce qui nous permet notamment de sortir des plâtres que l’on n’a pas l’habitude de montrer.

Aucune exposition individuelle n’avait été organisée à Paris sur Chana Orloff depuis 1971. Quelle a été la genèse de ce projet au musée Zadkine ?

Comme il n’y avait pas d’exposition monographique à Paris, nous avons décidé d’ouvrir l’atelier aux particuliers en 2019, ce qui nous a permis de nouer des contacts, notamment avec Cécilie Champy. Elle était, à l’époque, conservatrice au Petit Palais, et est tombée amoureuse de l’œuvre de Chana Orloff. Elle m’a dit qu’elle avait vraiment envie de faire une exposition sur elle. Lorsqu’elle a été nommée directrice du musée Zadkine, elle a décidé de la monter. Et il est vrai qu’à la réflexion, ce musée fonctionne bien avec l’œuvre de Chana Orloff (ndlr, le musée est nommé après Ossip Zadkine, sculpteur contemporain de l’artiste) qui comprend surtout des formats de taille moyenne. Dans ce musée-atelier qu’est le musée Zadkine, c’est la bonne échelle pour accueillir l’oeuvre de l’artiste.

Le visiteur arrive au musée Zadkine en pensant découvrir une sculptrice. Mais il découvre aussi une artiste tournée vers d’autres médiums, avec un fort intérêt pour les portraits.

Pour faire une sculpture, Chana Orloff commençait toujours par des dessins. Ce médium lui permet de fixer un concept, et d’échapper ensuite à une certaine réalité physique du modèle, quand il y en a un. Pour Le Cheval au galop (1965), on a le dessin : une fois que vous l’avez vu, faire la sculpture est presque une question de technique. C’est assez curieux : on pourrait qualifier les dessins de croquis, pour préparer des sculptures, mais elle les signait comme de vraies oeuvres. Elle y attachait une vraie valeur.

Un autre événement se déroule en ce moment au musée d’art et d’Histoire du judaïsme, autour d’un portrait sculpté, celui du fils de Chana Orloff, L’enfant Didi. L’œuvre a été récemment restituée, mais derrière elle, il y a plus d’une centaine d’œuvres encore non localisées.

143 sculptures ont disparu pendant la guerre. Chana Orloff avait fait une liste en 1945 de toutes ces œuvres mais il était compliqué de les identifier, car, auparavant, nous n’étions pas au courant des ventes. Nous ne savions pas ce qui se passait de l’autre côté du monde, et même à l’Hôtel des ventes Drouot, à Paris. Maintenant, avec les sites internet, c’est quand même beaucoup plus facile. La Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 a fait un travail formidable, en inscrivant les œuvres sur le site Lost Art (ndlr, base de données dédiée à la restitution des oeuvres).

Maintenant, toutes les sculptures sont vraiment bien référencées, avec une photographie. On en retrouve donc de plus en plus facilement. Le fait d’être experts de l’œuvre fait aussi que nous sommes régulièrement contactés par des commissaires-priseurs qui nous demandent d’expertiser une œuvre, pour voir si ce n’est pas un faux, ni même une sculpture spoliée.

C’est d’ailleurs ce qui s’était passé pour la sculpture Didi. À propos de cette œuvre en particulier, comment avez-vous vécu ce processus de restitution ? 

C’est quelque chose de particulier effectivement, car la sculpture a été déballée ici. Elle représente mon père à 3 ans, en 1921, mais c’est aussi un bois magnifique. Et c’est un petit enfant sage, qui a l’air d’être étonné d’être là où il est. Je trouve que c’est une pièce absolument superbe. Nous avons décidé d’en faire un dépôt au musée d’art et d’Histoire du Judaïsme, car c’est une sculpture qui illustre très bien le thème de la spoliation et de la restitution. Cela valait la peine qu’elle soit vue par beaucoup de visiteurs. Le MAHJ accueille autour de 120 000 visiteurs par an, c’est important qu’ils puissent la voir.

Le travail fourni par la Mission de recherche du ministère de la Culture est très souterrain pour le grand public, presque invisible. Pourriez-vous détailler quel a été son rôle dans cette restitution ?

Pour nous, ils ont été d’une aide précieuse, d’abord dans ce travail de référencement maintenant bien entrepris. Quelque fois, des sculptures ont pu changer plusieurs fois de noms. Pour récupérer la sculpture Didi, ces professionnels nous ont conseillés. C’était un soutien assez intéressant. Ils ont fait aussi deux podcasts sur l’itinéraire de Didi. Aujourd’hui, on a identifié une nouvelle sculpture spoliée, qui est à Tel-Aviv. Très curieusement, l’ordonnance de 1945 (ndlr : datée du 21 avril, elle déclarait la nullité des spoliations nazies c’est-à-dire l’obligation de rendre l’oeuvre aux propriétaires d’origine), qui s’applique aux Etats-Unis ou en France, ne s’applique pas en Israël.

Il est donc important aussi d’avoir un soutien juridique dans ce cas de figures…

Oui, la Mission a mobilisé le soutien juridique de l’Ambassade de France. C’est tout un réseau qui nous aide dans la réflexion par rapport à ce que l’on peut mener, et comment on peut le faire.

Cette redécouverte est une belle preuve des fruits que portent les manifestations autour de Chana Orloff…

Oui et dans un contexte très particulier. Je voudrais vous dire deux mots sur le kibboutz Be’eri qui a été attaqué (ndlr, les attaques commises le 7 octobre dernier par les milices terroristes du mouvement islamiste palestinien, Hamas) : une partie de ma famille a été tuée, une autre a été prise en otage, et est aujourd’hui revenue. Il y a aussi une sculpture, Les Inséparables (1955) – la même que celle exposée au musée Zadkine – qui a été détruite. Tout cela renvoie à l’histoire de Chana Orloff. Actuellement, nous travaillons d’ailleurs sur un projet de film documentaire sur la vie de Chana Orloff, produit par « Les films d’ici », et réalisé par Richard Copans.

Marie Vuillemin

La Perle

« Chana Orloff.Sculpter l’époque »
Du 15 novembre 2023 au 31 mars 2024

Musée Zadkine
100 bis, rue d’Assas 75006 Paris

www.zadkine.paris.fr
Instagram : @museezadkine