Adama Diop, entre rêve et altérité

Avec « Fajar », Adama Diop monte sa première pièce au MC93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis) puis en tournée en France et au Sénégal. Il conte l’histoire de Malal, un jeune poète sénégalais dont le parcours vers l’Europe s’annonce poignant mais brutal.

"Fajar ou l'Odyssée de l'homme qui rêvait d'être poète"" est le premier spectacle d'Adama Diop, comédien sénégalais. Crédits : Perla Msika

Il y a ce terme froid, factuel, fourre-tout : «  Migrant ». Puis, il y a les mots d’Adama Diop. Devant lui, des foules indissociables affluant sur les côtes européennes par des bateaux de fortunes. Sur ces images récurrentes, banalisées, médiatisées, l’auteur et metteur en scène sénégalais porte son attention sur un homme. Une mise au point sur une histoire parmi tant d’autres.

À la MC93 de Bobigny (Seine-Saint Denis), son premier spectacle  « Fajar où l’Odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète » conte la quête de Malal. À Dakar, ce poète mélancolique et tourmenté songe à partir pour s’accomplir. Il souffre de violences qu’il n’a pas connues. 

Est-ce nécessairement en Europe qu’il doit trouver les réponses à ses questions ? Malal tente le tout pour tout, poussé par des aspirations universelles. Entre rêve et réalité, le public assiste au parcours initiatique d’un homme, depuis les plages de Dakar au camp de réfugiés de Lesbos, jusqu’à son arrivée à Paris.

Les obstacles sont nombreux et la tragédie imminente, sinon déjà actée. Dans une mise en scène symboliste, entre théâtre et cinéma, Adama Diop fait peser sur son personnage – qu’il joue – tout à la fois le spectre de l’Histoire, du racisme, de l’immigration ou des violences policières. Il le confronte à des questions qu’il pose à son tour au spectateur : cette histoire est-elle bien réaliste ? Un conte ou un rêve ? Pourquoi Malal s’inflige-t-il un tel périple ? Peut-on vraiment relier tous ces enjeux entre eux ? De quoi cette violence est-elle le nom ? Comment en venir à bout ?

À notre tour, on s’est demandé si le défi n’était pas trop ambitieux. Il nous répondu, entre deux sessions de répétitions.

L’emploi du mot « migrant » pour parler de personnages comme Malal vous gêne. Pourquoi ?

Dans ce terme, il y a une connotation négative. On y perçoit toujours des personnes nécessiteuses ou à problème. Elles se retrouvent enfermées dans des statistiques pour traiter des flux migratoires alors que chacune d’elles est différente. On ne parle jamais de « migrant » quand des Européens viennent s’installer au Sénégal. En racontant l’histoire de Malal, de son point de vue, j’ai voulu questionner les mots employés et l’injustice qui en découle.

Cette réflexion, c’est donc la genèse de votre pièce et de votre personnage ?

J’ai constaté que l’humanité avait souvent ce besoin de classer des gens dans des termes parfois violents. Or, je pense qu’en matière de rapports humains, c’est l’inverse qui devrait se passer. Pour aborder l’altérité et éviter la violence, nous devons prendre le temps de nous comprendre. Partant de là, je me suis demandé dans quelle mesure la poésie pouvait être un acte de résistance face à la violence du monde.

Malal n’est donc pas qu’un « migrant ». Mais pourquoi est-il si tourmenté ?

C’est une histoire aussi banale qu’universelle. Un homme tourmenté par des doutes, des peurs, des questionnements va être amené à faire des choix. Il se retrouve à quitter son pays pour savoir qui il est.

Mais pourquoi doit-il nécessairement trouver son salut dans l’ailleurs et dans l’Europe ?

L’histoire entre l’Europe et l’Afrique est ancienne, tout comme entre la France et le Sénégal. Dakar est l’ancienne capitale de l’Afrique coloniale française. Il y a cette empreinte qui reste sur le pays, et dans le même temps, ce narratif qui dit que la réussite est d’aller s’accomplir en France. À titre personnel, je pense qu’on peut réussir n’importe où.  Ce qui pose problème, c’est ce « deux poids deux mesures » avec l’Europe. Il faut que tous les humains puissent avoir la liberté d’aller et venir pour s’accomplir.

Fajar questionne aussi cela. La poids de l’empreinte française et de ce qu’on doit en faire. En tant que poète, Malal jouit d’un regard très spécifique sur ces questions. Il est, de fait, ancré dans une marginalité qui le met en position d’observateur pour écrire et décortiquer ces questions.

"Fajar", c’est la capacité à se défaire du regard de l’autre pour trouver le chemin de la liberté. Crédits photo : Simon Gosselin

Quel regard portez-vous sur cette empreinte française ?

On ne peut pas y faire grand chose. L’histoire est ce qu’elle est. Politiquement, il faut déterminer comment faire pour se réconcilier  et surtout pour que chaque humain puisse décider de sa vie librement. À ce jour, ce n’est pas encore le cas, il persiste un joug européen sur le continent africain.

Aujourd’hui, beaucoup de spectacles cultivent l’écriture de soi, avec le témoignage ou l’auto fiction. Quelle part de vous y-a-t-il dans cette histoire ?

J’avais besoin de raconter mon Dakar, mon Sénégal et la complexité de ces tiraillements. Car, quand un seul narratif persiste, il faut nécessairement passer par l’étape de pouvoir raconter avec ses propres mots et son propre spectre. Fajar est une autre version de l’histoire.

Je voulais aussi raconter ce sentiment de solitude face à un pays qu’on ne connait pas : en arrivant en France, on est confrontés à une violence qui nous dépasse et qui ne nous appartient pas à nous mais à l’Histoire. Ce que je pose comme question avec Fajar, c’est la capacité à se défaire du regard de l’autre pour trouver le chemin de la liberté.

Dans la pièce intervient un échange décisif ou un producteur de musique sénégalais accuse Malal de faire de la « victimisation » en parlant de racisme et de violences policières dans ses textes alors qu’il ne les a pas vécus. Quel rôle joue ce dialogue ?

Précisément pour dire que face à ces enjeux, il n’y en a pas un qui a raison ou qui a tord. Il y a, de fait, une violence énorme face à laquelle on doit bien « se dépatouiller ». Le producteur est l’expression de cela. Il a vécu le racisme et choisi son chemin en tendant la main à des jeunes talents du Sénégal. Malal, lui, va choisir de partir pour obtenir des réponses.

C’est quand même difficile d’imaginer un personnage à qui il arrive autant de choses. Malal est à la fois confronté aux deuils, à la cruauté de l’immigration clandestine, à la précarité et même aux violences policières. Comme s’il devenait le prétexte à des thème que vous souhaitiez porter sur scène. N’est-ce pas faire des raccourcis que de lier toutes ces violences ensemble ? Malal aurait-il pu vraiment exister ?

Vous n’imaginez pas à quel point j’ai du édulcorer et amoindrir les histoires que l’on m’a racontées. C’était déjà trop violent. Le projet de Malal est d’être poète. Et si la confrontation avec l’Europe peut sembler brutale c’est parce qu’elle l’est. En arrivant en France, rien ne nous prépare à ce mépris. On voit son rêve se briser et on ne s’y attend pas. C’est ce qui lui arrive.

Faut-il alors pointer des coupables ?

Je me méfie toujours d’aller dans le sens de la morale ou de l’accusation. Nous ne pouvons pas réécrire cette histoire quand bien même elle a été violente. Mais il faut être courageux pour prendre le risque de découvrir l’autre, de le rencontrer afin d’ouvrir un avenir commun. Et je ne pense pas qu’on aille dans le bon sens, notamment avec la montée de l’extrême-droite en Europe.

Crédits photo : Simon Gosselin

« Je me suis demandé en quoi la poésie pouvait être un acte de résistance face à la violence du monde. »

Votre mise en scène suggère plus qu’elle ne montre cette violence. Les scènes ne sont pas jouées en tant que tel, c’est un conteur qui les raconte avec tout un attirail de films, de musiques, d’effets. Pourquoi ?

Parce que je fais un spectacle sur la mémoire. Ce que je raconte est une tragédie déjà passée et finie. On entre dans les méandres de la vie de Malal, avec des bribes de voix, de scène, d’images, de sons…Il faut voir cette pièce comme un souvenir avec le sentiment d’une tragédie imminente. C’est en cela que j’ai voulu alterner entre le film et les scènes de théâtre. L’écran de cinéma sert de surface de projection sur lequel on voit des corps s’agiter et des moments déjà passés.

Cet ensemble d’effets convoque le sens et le coeur plus que l’esprit et la raison. Et c’est ainsi que nous pouvons faire bouger les choses. J’ai besoin de passer par le sensible pour faire comprendre cette réalité. Ce travail d’empathie permet de créer des liens, de trouver des points communs et des ressemblances avec des personnes aux vécus pourtant différents.

Après la France, votre pièce s’en va en tournée vers le Sénégal. Pensez-vous qu’elle trouvera le même écho ?

Je ne suis pas sur. C’est une autre émotion que de voir cette histoire qui rappelle sans doute celle d’un fils, d’un neveu, d’un mari. Ceci étant, la poésie a cela d’universel pour nous rassembler dans les sensibilités. C’est aussi l’ambition de Fajar.

Propos recueillis par Perla Msika

La Perle

« Fajar ou l’Odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète » d’Adama Diop
Du 28 février au 09 mars 2024 (puis en tournée en France et au Sénégal)

MC93 de Bobigny 
9 Bd Lénine, 93000 Bobigny

www.mc93.com
Instagram : @mc93bobigny