Après une cinquantaine de représentations, le collectif l’Emeute investit le théâtre du Lucernaire, sous l’égide du metteur en scène Frédéric Cherboeuf, avec une revisite survoltée du Jeu de l’amour et du hasard.
En 2024, l’amour, thème immuable du théâtre classique, n’a pas fini d’embrasser, amuser, questionner, déplacer les âmes. Le collectif l’Émeute s’empare du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux et le catapulte dans une version fougueuse et indisciplinée d’une étonnante modernité, jusqu’au 24 mars au Théâtre du Lucernaire.
Prompt à faire vaciller la hiérarchie de classes et les conventions sociales de son temps, Marivaux dissèque dans cette pièce le sentiment amoureux entre intrigues et volte-face en série. Silvia, promise à Dorante, craint de s’engager à ses côtés sans connaître sa vraie nature. Pour éprouver la sincérité de son prétendant, celle-ci décide alors d’échanger son identité avec celle de Lisette, sa servante.
Un travestissement dont Dorante se pare également en secret, sous les traits de son valet Arlequin. Débute une supercherie au service de l’amour véritable qui trouvera son dénouement, une fois les masques tombés …
MARIVAUDAGE FEMINISTE
Si certaines œuvres traversent les siècles avec un succès renouvelé, c’est sans nul doute grâce à leurs thèmes d’une épatante résonance. Chez Marivaux, l’amour n’a, en aucun cas, la saveur d’un sentiment à l’eau de rose, simpliste, vitrine des bonnes mœurs de ceux qui l’éprouvent. Il est, au contraire, un prétexte pour décrier l’ordre social établi, qu’il s’agisse du mariage de convenance ou du carcan des cloisonnements de classes.
Or, si la société a évolué, certains enjeux perdurent. Comment ne pas voir en Silvia une figure féministe, désireuse de s’affranchir des codes de la société phallocrate dans laquelle elle est plongée ? Comment ne pas penser à ces hommes dont les comportements sexistes et violents émaillent notre actualité à travers les figures masculines décrites dans la scène d’ouverture ? Sans conteste, il n’est pas superflu de réaffirmer en 2024, la liberté des âmes à disposer de leurs cœurs, à plus forte raison pour les femmes, grandes gagnantes de ce marivaudage aux accents progressistes.
« Marivaux transbahuté dans un cadre aux airs de guinguette et de cérémonie festive. »
Ce texte pourrait se suffire à lui-même pour rameuter les foules. Octroyez-lui un metteur en scène ingénieux et une troupe à l’ardeur communicatrice, et voilà une création qui fait mouche. Mettant en scène cinq comédiens dont la jeunesse fusionne avec celle de leurs personnages, Frédéric Cherboeuf réussit avec brio à raviver ce Jeu de l’amour et du hasard, dont les revisites ont pourtant été nombreuses. Loin d’être une entrave langagière, les mots de Marivaux trouvent leur juste intention chez chacun des acteurs, leur offrant ainsi un écho d’une fraîche modernité.
PRENEZ PART À LA FÊTE
Sur le plateau, la mise en scène de Frédéric Cherboeuf apparaît à l’image des jeunes comédiens qui l’accompagnent : diablement punchy. À peine installé dans la salle du Théâtre Rouge, le public comprend qu’avec ceux-là, point de quatrième mur ni de plateau nu qui vaillent. Le décor, richement travaillé, est planté : estrade centrale, bar et assises en palettes de bois, guirlandes au plafond, boule disco, juke box et voilà Marivaux transbahuté dans un cadre aux airs de guinguette et de cérémonie festive, si tendances une fois la saison estivale annoncée.
Mario, frère de Silvia, accueille les spectateurs, déambulant entre eux, en invectivant certains, bouteille à la main et dégaine débraillée de début de soirée. L’immersion peut commencer. Playlist de soirée oblige, des chansons à fredonner s’échappent par bribes du juke box pour emporter dans un tourbillon de vie acteurs et personnages.
La cohérence scénique de Frédéric Cherboeuf concourt ainsi à créer une pièce « d’ambiance » : soudainement, l’air estival semble palpable, une temporalité s’installe, Lisette et Arlequin dansent, s’enivrent, la nuit tombe, le spectateur ne serait-il pas un invité parmi les autres ? Seuls les applaudissements finissent par rompre ce moment joyeux. La fête fut belle, indéniablement.
Un classique théâtral aux notes intemporelles. Une troupe généreuse aux talents certains. Il n’en faut pas plus pour que l’alchimie prenne, pour le plaisir de tous. Une récente consécration en atteste : début février, sur son compte Instagram, la troupe a annoncé être éligible au Molières 2024 et invite de nouveau le public à prendre part à la fête, en votant pour son adaptation.
Amandine Violé
La Perle
« Le Jeu de l’Amour et du hasard » mis en scène par Frédéric Cherboeuf
du 24 janvier au 24 mars 2024
Théâtre du Lucernaire
53 rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris
www.lucernaire.fr
Instagram : @lucernaire