LA CARTE POSTALE A BIEN CHANGÉ
La question soulevée par la nouvelle exposition « Faut-il voyager pour être heureux ? » de la Fondation EDF pourrait s’apparenter à un sujet d’épreuve de philosophie – si ce n’est que les philosophes ont laissé place aux artistes contemporains. L’éternelle équation « voyage = congés = bien-être » y est poussée dans ses retranchements. Le voyage, loisir profondément inégal : lié au plaisir pour les plus fortunés, il peut être synonyme de survie pour les plus défavorisés, voire totalement inenvisageable.
Dans une performance intitulée « Bottari Truck-migrateurs », la vidéaste et artiste plasticienne Kimsooja nous interpelle sur une autre forme de voyage, celui de l’exil. Elle réalise un déplacement dans la ville de Paris entourée d’une quantité phénoménale de bottaris, ces baluchons traditionnels coréens utilisés lors de déplacements. L’œuvre résonne tout particulièrement aujourd’hui, dans un contexte où les crises économiques, écologiques, et les conflits armés annoncent des migrations de plus en plus nombreuses.
“STÉPHANE DEGOUTIN ET GWENOLA WAGON ONT ÉDITÉ DES CARTES POSTALES REPRÉSENTANT DES BANLIEUES DE PARIS.”
Cartes postales pour les banlieues de Paris, 2005-2009 © Stéphane Degoutin, Gwenola Wagon et Alexander Knapp.
Si la notion de voyage est protéiforme, elle est aussi bien souvent fantasmée. Le cas de la carte postale est particulièrement frappant. Derrière tous ces paysages et monuments spectaculaires, combien de réalités ordinaires, bien loin des circuits touristiques ? Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon ont cherché à déconstruire ce mythe en éditant des cartes postales représentant des banlieues de Paris. Une vie en périphérie proche de capitale mais complètement étouffée par les mêmes monuments érigés en symbole. Dans leurs clichés, les deux artistes ont capturé un quotidien à rebours d’une ville pittoresque, faite de transports en communs, de zones résidentielles, de centres commerciaux, de banlieues populaires ou encore de cafés de quartier. Leurs cartes postales sont mises à disposition des visiteurs, quelle escale allez-vous choisir ?
INSTAGRAM VS RÉALITÉ
Nous avons tous rêvé devant des photographies de paysages paradisiaques, où l’humain semble quasiment absent. Et pourtant, la réalité nous rattrape. Derrière ces décors enchanteurs, les mêmes cadrages sur les réseaux sociaux se répètent indéfiniment. Certains internautes jouent même la carte de la transparence en nous dévoilant les coulisses de ces mises en scène : Instagram VS Réalité. Une lumière non saturée, une marée humaine venant prendre le même cliché, parfois avec des heures d’attente. Le duo d’artistes Émilie Brout et Maxime Marion pointe de façon originale cette manière collective et impersonnelle de collecter un souvenir de voyage. En faisant d’Internet leur terrain de jeu et de l’abondance d’images leur spécialité, ils se sont amusés à s’incruster sur des selfies de touristes aux quatre coins du monde. Grâce au système de référencement sur les réseaux sociaux (tags, localisation), les deux artistes sont parvenus à retrouver certains clichés qu’ils ont photobombés c’est-à-dire gâcher en s’immisçant dans l’objectif. Un joli tour-de-passe passe au cœur du tourisme de masse.
“En faisant d’Internet leur terrain de jeu et de l’abondance d’images leur spécialité, Emilie Brout et Maxime Marion sont amusés à s’incruster sur des selfies de touristes aux quatre coins du monde.”
Ces décors instagrammables partagés à outrance sont devenus, au fil des années, un véritable fléau pour les sites naturels. Une sorte de mimétisme dans nos publications, poussant les internautes à visiter et à partager les mêmes endroits. Résultat : les lieux touristiques sont saturés et les sites jusqu’ici reculés ou déserts le sont de moins en moins. Dans son œuvre « Paradisus », Mali Arun propose un cri d’alerte silencieux mais particulièrement efficace contre le tourisme de masse. Dans une vidéo en noir et blanc, on observe une nature luxuriante et apaisante, mais l’état méditatif sera de courte durée. Des bateaux imposants accostent, apportant avec eux des flux ininterrompus de touristes. On les suit dans des chemins de traverse, téléphones, sacs plastiques et nourriture en main. Des séances photos improvisées dans l’eau sont risibles, la cacophonie détonne avec la nature environnante ; Mali Arun a su créer une atmosphère particulièrement déroutante et anxiogène. On se retrouve spectateurs d’une espèce qui nous paraît tout d’un coup étrangère, en oubliant bien vite qu’ils sont le reflet de nos comportements collectifs : l’électrochoc est réussi.
Sur l’industrie touristique, Martin Parr n’est jamais loin. Photographe britannique mondialement connu, il met en scène l’absurdité du tourisme de masse dans des clichés pleins d’ironie. Quelques-unes de ses photographies sont à découvrir au sein de l’exposition. On y voit notamment une femme brander un parapluie rouge, signe distinctif du guide touristique, sur la place Saint-Marc à Venise. Une scène qui n’est pas sans rappeler l’actualité : pour mieux contrôler le flux touristique et protéger la ville d’une dégradation exponentielle, Venise, inscrite sur la liste du Patrimoine mondial en péril de l’Unesco, va désormais faire payer ses visiteurs dès janvier 2023.
Fidèle à sa volonté de mêler expositions ludiques et imaginaire artistique, la fondation EDF a su nous transporter dans l’univers du voyage, bien loin des clichés qu’on pourrait lui attribuer. La diversité des médiums exposés – photographies, peintures, installations et vidéos – nous invite à découvrir d’un autre œil les grands enjeux contemporains du voyage et à nous poser cette irrésistible question : quels seront les voyageurs de demain ?
La Perle
Exposition “Faut-il voyager pour être heureux ?”
Du 20 mai 2022 au 2 avril 2023
Fondation Groupe EDF
6 rue Juliette Récamier 75007 Paris
fondation.edf.com
Instagram : @fondation_edf