RÉALITÉS AUGMENTÉES
Dans son travail, Sabrina Ratté explore les manifestations de l’image numérique en mêlant les technologies mais aussi les époques. A l’analogique se mêlent la réalité virtuelle, l’animation 3D, la vidéo ou encore la sculpture. Mais plus qu’un patchwork de techniques, l’artiste crée des univers alternatifs à explorer physiquement dans une végétation numérique foisonnante. L’exposition AURAe, actuellement à la Gaîté Lyrique, a été pensée comme une traversée dans un archipel imaginaire, où les visiteurs se laissent porter dans des îlots hybrides qui défient notre perception de la réalité.
A l’entrée de l’exposition, des impressions grands formats représentant des corps modélisés nous accueillent, tels les habitants de cet espace immersif. C’est l’artiste elle-même qui a modélisé son corps dans cette série de visuels intitulée Monades (2020) via des de scans et d’impression 3D. Ce corps modélisé est devenu la matière première à sculpter, déconstruire et recontextualiser. On peut y voir l’inspiration du cyborg, ce personnage de science-fiction aux capacités augmentées, qui est ici féminisé, démilitarisé. Dans ses compositions, Sabrina Ratté tisse des liens entre monde technologique et monde biologique. Ces concepts, à priori contradictoires, représentent justement le moteur du travail de l’artiste, qui s’en empare pour créer de nouveaux mondes. Alpenglow (2018) plonge le visiteur vers un autre territoire virtuel, celui d’un paysage utopique où les textures picturales rencontrent les perspectives 3D. La composition est à s’y méprendre : il n’y a aucune profondeur dans ce tableau, et pourtant, tout porte à croire que nous observons un paysage palpable au travers de fenêtres et de rideaux, telle une scène de théâtre. Des mouvements subtils s’animent, les couleurs des paysages changent lentement, nous donnant la sensation d’un rêve éveillé. La notion d’exposition-expérience prend ici tout son sens.
“SABRINA RATTÉ SOULÈVE DES RÉALITÉS OÙ LE TERRIFIANT SE MÊLE AU SUBLIME“
Radiances – Sabrina Ratté – 2018. Crédit photo : Lucie Vial-Blondeau.
UN FUTUR DYSTOPIQUE
Si notre regard est d’abord absorbé par la richesse de ces mises en scène, certaines œuvres de Sabrina Ratté soulèvent des réalités bien plus complexes où le terrifiant se mêle au sublime. Face à l’œuvre Machine for living (2018), nous sommes captivés par une construction qui fonctionne comme une machine. Des animations 3D sont projetées sur une sculpture architecturale brutale, créant une sensation de mouvement entre images d’immeubles d’habitations et abstraction. L’artiste s’est inspirée des villes nouvelles, conçues comme des « machines à habiter » utilitaires, selon la formule de l’architecte du XXème siècle, Le Corbusier. Une froideur émane de ce dispositif, où l’utopie suggérée par la modernité de l’époque laisse place à des lieux bétonnés et inconfortables, toujours habités aujourd’hui.
Les réflexions de Sabrina Ratté sur l’impact de l’homme sur notre environnement vont bien au-delà du spectre de l’habitat et de l’architecture. L’anthropocène a également été une grande source d’inspiration pour l’artiste : ce terme a été popularisé à la fin du XXème siècle pour rendre compte de l’influence grandissante de l’être humain sur l’ensemble des écosystèmes, créant un désordre planétaire inédit. L’œuvre Floralia (2021) en est une illustration édifiante. On assiste dans l’obscurité à des projections de compositions florales très réalistes qui s’animent sous nos yeux. Elles sont en réalité les vestiges et archives virtuelles d’un temps passé où, à la manière d’un récit d’anticipation, les plantes auraient fini par disparaître de la nature. Il est possible de prolonger l’expérience avec un casque de réalité virtuelle, et d’approcher de plus près cette nature morte revisitée par l’artiste.
L’exposition AURAe est une formidable occasion de découvrir la richesse des œuvres de Sabrina Ratté dans un dispositif complet où les œuvres prennent possession de l’espace. On entre volontiers dans ce monde hybride à la croisée de la fiction, des nouvelles technologies et de récits bien ancrés dans le réel.
Crédit photos : Lucie Vial-Blondeau.