Elsa & Johanna : bientôt sur vos écrans

Ils font la paire. Elles sont inséparables. Just the two of us. Certains duos sont tellement soudés qu’il reste inenvisageable de les imaginer séparément. Pour peu qu’on les retrouve en photo ou à l’écran, les voilà figés, fusionnels, unis par la fiction et la surface indélébile de la pellicule. Rien ne les y oblige pourtant.

Au centre du monde, 2020. Crédits photo : Elsa & Johanna.

Pourtant. Ce mercredi soir, en poussant la porte de la galerie La Forest Divonne, je cache difficilement ma surprise : la deuxième moitié de l’artiste que je dois rencontrer manque à l’appel. Mon sourire ahuri ne trompe personne : « Johanna arrive dans quelques minutes » me glisse Elsa, bienveillante. Je suis démasquée.

Les quelques minutes ne tardent pas. Au complet, Elsa Parra et Johanna Benaïnous s’installent devant moi. Mais un décalage persiste. Je ne les reconnais pas. Elles sont pourtant… elles-même. A vrai dire, elles n’ont même jamais été aussi authentiques. Ces deux photographes et modèles que j’ai toujours contemplé déguisées, maquillées, masquées sous les traits de personnages divers et variés, ont délaissé leurs costumes pour se montrer telles qu’elles sont

Les deux jeunes femmes se rencontrent en 2014 à la School of Visual Art de New York. Ensemble, elles s’entendent sur l’autoportrait, genre photographique complexe dont elles détournent les codes. Grâce à des personnages et des décors créés de toutes pièces, elles se mettent en scène sans se dévoiler. 

Avec « Palace Odyssée », Elsa & Johanna poussent le jeu à son paroxysme. Accueillies par le Palais de la Découverte avant sa fermeture pour rénovation, elles ont été invitées à investir les lieux et à s’y mettre en scène selon ce qu’ils leur inspiraient. Lumières tamisées, projecteurs, salles de cinéma et d’exposition mais aussi planétarium et amphithéâtre, elles gravitent autour de personnages et de références cinématographiques pour raconter des histoires. Du rire aux larmes, elles m’ont dévoilé l’envers du décor. 

Comment êtes-vous devenues artistes ? 

Elsa Parra : Je dessine et je peins depuis que je suis toute petite. Mon rêve de gamine était d’intégrer l’Ecole des arts décoratifs. Dès les années lycée, la photographie a été un moyen de m’exprimer librement, de sortir un peu de mes révisions. Je prenais mes amis en photo même si je n’envisageais pas forcément d’en faire mon métier. C’est au fur et à mesure de mes études que je me suis professionnellement rapprochée de la photographie. Pour ce qui est du statut d’artiste, il est venu bien plus tard : Johanna et moi avons commencé à travailler ensemble pendant nos études. Au fil de notre collaboration, de nos expositions, le regard des autres sur notre travail a pris de l’ampleur et c’est là qu’en ce qui me concerne, je me suis sentie artiste. À partir du moment où les œuvres vivaient par le regard du public.

Johanna Benaïnous : Ma mère est artiste peintre. J’ai donc toujours été encouragée à être créative – ce que j’étais. La photo est venue avec l’adolescence et si je ne me suis pas spécialisée au lycée, c’était dans le cours des choses de préparer puis d’intégrer une école d’art. Je suis donc entrée aux Beaux Arts de Paris où j’ai pu expérimenter d’autres médiums mais c’est dans la photo que je me suis épanouie.

 Comment parvient-on à être artiste à deux voix ? 

J.B. : C’est une question qu’on se pose plutôt après coup, car sur le moment, on est plutôt en train de vivre des expériences et de prendre du plaisir. L’équilibre s’est constitué assez naturellement, et Elsa a raison, le regard des autres nous a permis d’acquérir une crédibilité : les gens viennent voir notre travail, veulent nous interviewer… Toutes ces réactions donnent du relief à nos séries et à notre parcours.

E.P. : En fait, en sortant du diplôme, nous avons été sélectionnées par le Salon de Montrouge (ndlr, manifestation annuelle d’art contemporain créée en 1955) ce qui nous a propulsées dans pleins d’opportunités d’expositions. On s’est donc très vite interrogées sur la manière de montrer ses œuvres et de transmettre notre expérience de création aux autres. Créer dans son coin, c’est bien mais l’œuvre ne vit vraiment que lorsqu’elle est vue du public.

Vous êtes à la fois photographes et modèles de vos œuvres. Qu’est-ce qu’on apprend avec cette double casquette ?

E.P. : Ce que j’aime dans l’autoportrait c’est l’aspect théâtral et ludique. On va pouvoir lâcher quelque chose d’assez spontané. On est dans la vie d’une performance. En rencontrant Johanna, ce plaisir a pu être partagé ce qui a rendu l’expérience encore plus unique.

Quand à ce qu’on apprend Nous parlions hier d’une sorte deping-pong du regard dans l’expérience d’autoportrait à deux : ce que l’on va donner à l’autre, comment l’autre va nous percevoir et ce qui change en fonction du personnage qu’on joue. C’est un jeu presque infini où l’expérience humaine est telle qu’avec chaque personnage vient souvent une émotion. Tous nos caractères ont une certaine durée de vie – même si elle est courte : qui il est, comment il se sent… Au-delà du simple mannequin qui va poser pour une photo, il y a donc quelque chose de très intense, de presque thérapeutique. 

Derrière ce jeu de rôle, il y a donc une volonté plus introspective de « se mettre à la place de… » ?

J.B. : Ce qui est assez drôle, c’est que, quand on a commencé à faire ce travail, on avait à peine 24 ans – un âge où l’on fait les choses de manière très intuitive. On s’immergeait naturellement dans une expérience au moment où on le faisait sans vraiment prendre la mesure. Aujourd’hui avec le recul, on se rend compte de la profondeur de notre démarche. Comme une sorte de déformation professionnelle : à force de s’être mis à la place de, d’avoir aiguisé notre œil, on a constitué un rapport très empathique aux choses et aux gens. On plonge dans la psychologie des êtres et dans leurs rapports humains.

Et puis, cela permet aussi de parler de nos proches, des personnes qui ont traversé nos vies où même d’exprimer des parts de nous-même que personne ne voit. On puise en nous la violence, la tristesse, la joie, l’humour, la complexité. Un peu comme des acteurs. C’est beaucoup plus intéressant d’exprimer un peu de soi via une histoire que d’un point de vue narcissique.

“À FORCE DE S’ÊTRE “MISES À LA PLACE DE”, ON A CONSTITUÉ UN LIEN TRÈS EMPATHIQUE AUX GENS.”

Johanna Benaïnous

Lobatus Gigas, 2020. Crédits photo : Elsa & Johanna.

On vous retrouve aujourd’hui avec « Palace Odyssée » à la galerie La Forest Divonne. De quoi parle cette exposition ?

E.P. : Nous avons été invitées par Gaël Charbeau, commissaire d’exposition et conseiller artistique du Palais de la Découverte à l’occasion de sa fermeture pour travaux. Gaël a fait appel à nous pour faire un état des lieux et donner une mémoire visuelle au Palais qui, après la rénovation, devrait ne plus ressembler à ce qu’il était avant. On a eu une carte blanche totale pour investir les lieux de manière libre et créative pendant deux semaines. On a donc décidé de jouer des personnages en fonction des décors sur place mais aussi des histoires que les lieux nous évoquaient ou des histoires qu’on se racontait entre nous.

J.B. : Le titre « Palace Odysée » évoque un peu un gros titre de film : on voulait à la fois que la série ait son histoire à elle, son odyssée, avec la possibilité de la dissocier du lieu tout en gardant un clin d’œil avec le Palais de la Découverte via le mot palace. Et puis le palace c’est un mot un peu magique, un peu rétro, un peu kitch aussi. Cet univers nous a plu

Le Palais de la Découverte a dû être un terrain de jeu incroyable…

J.B. : C’était formidable d’être accompagnées par des spécialistes, des scientifiques, des biologistes qui nous ont fait visité et qui ont partagé leur passion. C’était aussi un moment particulier, juste après le premier confinement, alors que le musée était encore fermé. On a eu cette chance inouïe d’avoir le musée pour nous toutes seules.

Le Palais de la Découverte est un lieu un peu hors du temps, avec très peu de lumière naturelle, une déco un peu vieillotte. On venait le matin tôt, on partait tard le soir comme si on était dans une capsule temporelle. On a vraiment veillé à ce que notre série et ses couleurs soit représentative du lieu qui nous recevait. Il ne fallait pas oublier que c’était aussi une démarche symbolique pour que le Palais soit, à cet instant, correctement immortalisé dans l’histoire.

On sent l’influence que tient le cinéma dans cette exposition. Quelles ont été vos références ? 

J.B. : Nous ne sommes pas vraiment venues avec une liste de références mais le Palais nous a beaucoup fait penser aux films de genre des années 1980, notamment ceux de Steven Spielberg : Mars Attack, E.T mais aussi Le Roi Lion, Kirikou et plus récemment Stranger Things. C’est comme si une image nous touchait après coup. On reconnaît en elle une émotion qu’on a ressenti en regardant tel ou tel film. « Palace Odyssée » est une série assez picturale.

Quelle a été la photographie la plus difficile à incarner ? 

E.P. : Il y a une photo que nous n’avons finalement pas gardée où un couple se trouve devant un distributeur de snack, à côté d’un énorme gorille. On a fini par abandonner car cela ne rendait rien. Le décor et la lumière ne fonctionnaient pas. C’est peut-être notre seule frustration.

Est-ce qu’il y a, comme au cinéma, un bêtisier de votre série ? C’est sûrement difficile de garder son calme en enfilant tous ces costumes… 

E.P. : C’est surtout grâce aux personnages. Si les personnages sont drôles, on a parfois du mal à garder son calme. Pour la séance photo de La Bonne Affaire, par exemple, on a vraiment beaucoup rigolé.

J.B. : On rit surtout au moment de construire les personnages, lors des toutes premières séances photo. On se contente d’enfiler les perruques et les costumes pour avoir une idée, ce qui crée des situations vraiment absurdes.

“Si les personnages sont drôles, on a parfois du mal à garder son calme. Pour la séance photo de La Bonne Affaire, par exemple, on a vraiment beaucoup rigolé.” Elsa Parra. Photo / La Bonne Affaire, 2020. Crédits photo : Elsa & Johanna.

Paradoxalement, l’immobilité de la photo ne vous empêche pas, ici, de raconter des histoires. C’est un de vos objectifs ?

E.P. : Dès le début de notre collaboration, on souhaitait que la dimension immersive de notre expérience photographique permette de dépasser le côté figé de la photo. 

J.B. : Pour nous, ce sont des images vivantes qui interrogent la réalité et s’interrogent elles-même. Elles restent dans un entre-deux. C’est la raison pour laquelle, malgré nos déguisements, nous gardons toujours nos visages. Pour que notre expression, notre regard, garde un coup de vie et d’émotion.

Votre toute première rétrospective a récemment eu lieu à la Städtische Galerie de Karlsruhe. Qu’est ce que ça fait de vivre cela à tout juste trente ans ? On se sent entrer dans l’Histoire, non ? 

E.P. : Oui, on se l’est dit qu’on entrait dans l’Histoire de l’art. La directrice de ce musée a récemment pris ses fonctions au musée et voulait, pour sa première exposition, proposer de jeunes artistes qui ne sont pas connus en Allemagne. C’est aussi un grand travail de scénographie sur une exposition qui réunit quasiment 150 œuvres.

J.B. : Jusqu’à présent, on a toujours laissé intervenir du point de vue scénographique car nos images sont très denses et très riches. La scénographie fait aussi partie de l’œuvre elle-même. On reste ouvertes à d’autres idées mais dans ce cas précis, la directrice du musée s’est davantage positionnée comme une accompagnatrice de notre propre curation. 

Quels sont vos projets pour la suite ? 

J.B. : Un nouveau projet de livre sur lequel on va d’abord travailler en février : il s’agit de créer une série pour la réédition d’une œuvre littéraire du XIXème siècle avec les éditions The Eyes qui donnera peut-être lieu à une exposition. On est aussi en train de travailler sur un projet qui s’appelle Conversations photographiques en collaboration avec Todd Hido, un photographe américain.

E.P. : En septembre prochain, on expose dans l’espace Studio de la Maison européenne de la Photographie. On est en train d’éditer une toute nouvelle série « The Timeless Story of Mormerland » qui est, en ce moment, en partie exposée en Allemagne et qui sortira l’année prochaine.

Propos recueillis par Perla Msika

La Perle

Exposition « Palace Odyssée » d’Elsa et Johanna
Du 3 novembre au 23 décembre 2021
Galerie La Forest Divonne
12 rue des Beaux Arts 75006 Paris
www.galerielaforestdivonne.com
elsa-and-johanna.com