Comme bon nombre de mes contemporains, j’ai souvent cédé à la tentation miroitante du selfie. Bouche entrouverte, regard fixe, mèche faussement rebelle, j’apprécie ce court instant de narcissisme, posant seule, face caméra. Et pourtant. Dans la recherche énigmatique de mon meilleur profil, je ne puis que ressentir, à terme, le recul imposé par un arrière-goût de ridicule. Et si l’on me voyait…
CINDY SHERMAN : SELFIE AVANT L’HEURE
Une crainte que je relativise rapidement en jetant un œil au travail de Cindy Sherman et plus particulièrement à sa nouvelle rétrospective (1975 – 2020) tout juste inaugurée à la Fondation Louis Vuitton.
A l’œuvre depuis près de 45 ans, la photographe américaine grave son travail d’un adage résolu et connu de tous : on est jamais mieux servi que par soi-même. Superbe, l’artiste s’est fait, et se fait encore, photographe ET modèle de l’ensemble de sa production.
La grosse tête, me direz-vous. Mais non. Car Sherman se réinvente. Ou plutôt elle se déguise. En homme, en femme, en influenceuse, en actrice déchue, en ogresse affamée, en clown énigmatique ou même en tableau de maître. Méconnaissable, elle jouit d’une éternelle quête identitaire, mettant en œuvre deux sœurs ennemies, l’une narcissique à outrance, l’autre joyeuse schizophrène. Un peu bipolaire.
Sous le crépitement du flash, l’artiste joue donc de la métamorphose de son reflet qui, vêtu de masques, de prothèses, de costumes ou de maquillage, absorbe un grand nombre d’inspirations. Mode, cinéma art et médias, les caricatures frisent un excès tel que même les plus grands de ces domaines, Jean-Paul Gaultier, Chanel, Balenciaga ou Harper’s Bazaar ne trouvent à redire. Mieux que d’en faire leur bête noire, ils s’ornent de Sherman pour déployer leur autodérision. Après tout, qui aime bien, châtie bien.
LIBÉRER LE MONSTRE
Shermaneries, vous dites ? Voilà un terme sur-mesure qui pourrait bien convenir. Car au-delà d’une simple caricature des travers de création et de société, l’artiste s’emploie à une photographie franchement cathartique. Libérez les pulsions, les craintes, les démons ! Sherman disjoncte sans complexe et affronte pour nous l’impensable. Contes de fée sordide, corps désarticulés, scénarios catastrophes. Ou comment se faire peur avant même que le loup y soit.
Comme quoi perdre la tête, ce n’est pas si terrible. Le temps de retrouver la sienne, Cindy Sherman nous la prête volontiers. A quels desseins ? Purger aussi le voyeurisme humain. Celui dont nous, scruteurs avérés, faisons usage au devant d’une influenceuse branchée, du luxe excessif et fardé ou du devenir intime de nos chères célébrités.
Au fil des portraits et des personnages, l’artiste ne finit pas de nous surprendre. Elle qui moque si bien les tendances, en vient à détourner, malgré-elle, la mode des artistes masqués : Daft Punk, Bansky et autres Invader, vous êtes dépassés ! Sherman, elle, cumule les visages. Et dans les miroirs qui scandent l’exposition, elle nous invite à faire surgir, à notre tour, égos défigurés et Narcisses en puissance.