Mercredi matin. Métro, direction Saint-Ouen. Au sortir de la station Porte de Clignancourt, l’animation de la rue supplante le rythme de mes écouteurs. Les Klaxons, les magasins, les vendeurs à la sauvette, les feux rouges, oranges ou verts. Trop de bruits, trop d’images. Les nerfs à vif, j’accélère le pas : vite, en atelier. L’artiste m’y attend. Et peut-être, un peu de répit.
Mais à « La Volonté 93 », on ne fait pas dans le répit ou le repos. Espace culturel de vie et de création, l’atelier aux milles artistes m’est présenté par Prosper Legault. Un prolongement de Saint Ouen où ses enseignes de magasins, ses graffitis, ses installations frisent d’autres œuvres, d’autres artistes, d’autres d’inspirations. Comme en ville, tout se partage.
Et ça tombe bien. La ville, Prosper Legault y passe du temps. Tout juste diplômé des Beaux Arts de Paris, l’artiste voit dans la cité – et dans sa lumière au néon – la pierre angulaire de toute sa création. Pas de quoi vous éblouir, attention, mais une image brute, authentique. Comme lui : l’allure casual, la démarche sûre, les cigarettes à rouler, cet homme-là, on le voit, est fait pour l’agitation.
Mais ne vous fiez pas aux apparences. Car dernière l’énergie et le bouillonnement de l’urbain – que l’artiste rapproche presque du divin – c’est dans le recueillement d’une église que j’ai aimé l’œuvre de Prosper Legault. Avec « Bienvenue dans la Vi(ll)e », expression contemporaine de la Nativité, il répond aux couleurs des vitraux de l’église Saint Eustache par celles des néons de son installation. Deux mois de miracle exposé du 1er décembre au 2 février. Deux mois qui, par tous les saints, viennent de s’achever. Si l’artiste est toujours exposé à l’Avant Galerie Vossen, j’ai décidé de clore la messe Legault en notant ses quelques mots. Ses quelques confessions.
Comment es-tu devenu artiste ?
J’aimerais bien pouvoir dire que je suis devenu artiste car ce mot m’impressionne si je le dis pour moi même. Mes premiers pas dans la création ont eu lieu à l’école Boulle. Pour tout dire, si j’ai fait cette école, ce n’est pas parce que j’étais un amoureux du bois ou de la marqueterie mais surtout parce que depuis le collège, je détestais l’école : les règles, les comptes à rendre, l’administration. Tout cela me rendait dingue. Pourtant, je n’étais pas un mauvais élève. Mais je ne me voyais pas reprendre trois ans de filière générale en entrant au lycée.
L’un de mes professeurs m’a alors proposé de postuler à l’école Boulle, ce que j’ai fait. Et j’ai été accepté. L’apprentissage était moins pénible et surtout plus vivant. J’y ai donc passé deux ans : à faire des stages, à apprendre, à manier le bois. Ça me plaisait. Je me débrouillais en aquarelle, en cours d’arts appliquées et de mon côté, je faisais beaucoup de graffiti sauvage.
Mais alors que j’entrais en CAP, certains de mes amis issus de la filière générale, intégraient quant à eux, l’Ecole des Beaux Arts. Moi, je n’en étais pas là. J’avais 17 ans et je devais commencer à gagner ma vie, à payer un loyer. Après mon CAP, j’ai donc passé un bac professionnel de chaudronnier en alternance pour pouvoir travailler. J’étais heureux de rencontrer des gens, des personnalités incroyables, même si c’était parfois difficile de ne plus avoir beaucoup de temps libre.
Plus j’allais voir mes amis à la sortie de leurs cours, plus je voyais le lieu, les moulages, plus je voulais entrer aux Beaux Arts. J’ai donc bossé les concours pendant mes deux années de bac pro en préparant mon dossier d’entrée, et en fréquentant les musées avec des amis pour m’expliquer, puis j’ai fini par intégrer l’école.
Pourtant tu as choisi un métier qui ne garantit pas forcément un niveau de vie et une sécurité financière très sûre…
Je crois surtout que je me suis construit sur un processus de fuite en avant. Plus j’avançais, plus je comprenais non pas ce que je voulais faire mais davantage ce que je ne voulais pas faire : une filière générale, créer une entreprise ou exercer un métier épuisant et chronophage. En entrant aux Beaux Arts, j’avais la possibilité de faire ce que je voulais, continuer de travailler le bois et le métal, comme je le souhaitais, dans un cadre plaisant où j’apprenais des choses, en rencontrant des gens.
Tu entretiens un rapport très particulier à la lumière, et notamment au néon. D’où te vient cette fascination ?
Ma pratique artistique consiste souvent à créer avec des choses qui existent déjà. Je tente de représenter littéralement les objets sous un nouveau jour. Pour la lumière, et les néons, c’est pareil. C’est quelque-chose de nucléaire, qui ne s’arrête jamais vraiment. Quand tu marches en ville – même en pleine nuit – il y a toujours de la lumière : celle des magasins ou des enseignes. Les lumières allumées, c’est bien la preuve que notre monde continue de tourner, que les poids lourds circulent toujours sur les autoroutes avec leurs marchandises, que les usines continuent de fumer.
A-t-il été difficile de te familiariser avec ce médium ? Après tout, tu aurais pu te contenter de la peinture ou de la sculpture… Qu’est ce qui t’as convaincu qu’il y avait quelque chose à faire ?
Rien de particulier. De travaux en travaux, je l’ai compris. Je cherchais quelque chose qui m’était propre même si, en l’occurrence, la lumière appartient à tout le monde. Ce qui m’était propre, c’était la manière de l’exploiter. Pour constituer mon dossier d’entrée aux Beaux Arts, j’ai simplement commencé à prendre en photo les enseignes de kebab. J’aimais bien travailler en ville. Puis en 2016, j’ai réalisé une première œuvre avec des photos de commerce la nuit, qui s’allument. De là, j’ai commencé à regarder les enseignes abandonnées. Je me suis mis à en décrocher quelques-unes, puis à les chercher. Petit à petit, je suis donc passé de la photo d’enseignes lumineuses, au matériau lui-même. C’est devenu compulsif. J’avais l’impression de faire quelque chose qui me ressemblait et qui était lié aux endroits que je fréquentais.
Nous vivons au rythme d’une société ultra-médiatisée : l’information, le contenu, le divertissement y sont omniprésents. De quoi rendre ton travail plus riche, non ? Ou peut-être plus compliqué à cerner…
Quand je chope quelques bouts de ville ici et là et que je les ré-agence pour les exposer, j’ai l’impression d’avoir une emprise sur elle. Avec mes travaux, j’ai l’impression de reprendre le contrôle sur mon quotidien, mon environnement. Je ne peux pas choisir à quoi ressemble Saint-Ouen, mais je peux certainement choisir le regard que j’ai dessus. Il m’est, par exemple, arrivé de saisir un accident lors duquel une voiture est rentrée dans une poubelle. Ce n’était pas très joli à voir évidemment. Mais en reprenant cette poubelle, en la remplissant de néons, en l’exposant dans un autre contexte avec d’autres travaux, c’est devenu quelque chose qui me semble intéressant.
Avec « Bienvenue dans la Vi(ll)e » actuellement à l’église Sainte Eustache, tu fais une analogie entre la naissance – la Nativité – et le milieu urbain. Est-ce que découvrir la ville est aussi prenant qu’une naissance ? Est ce qu’on renaît quand on arrive en ville ?
Je ne me suis pas demandé ça. La ville, tu peux bien y vivre sans jamais rien voir. Aller au travail tous les jours, rentrer chez toi et ne jamais la regarder. Le rapport entre la ville et la vie était plutôt une manière pour moi, de souligner l’aspect vivant de la ville. Comme un grand organisme avec un corps, des boyaux, un estomac, des globules. Une sorte de grand bouillonnement.
Cette œuvre devait bien sûr parler de la Naissance de Jésus. Mais dans la mesure où je ne suis pas chrétien, j’ai essayé de répondre à la demande des gens qui m’ont invité en remplaçant la Nativité de Jésus avec celle de l’optimisme et de l’espoir que demain puisse être bien. Je voulais aussi me prouver que je pouvais remplir ce défi. C’était la première fois que j’avais une production et des gens pour m’aider.
Les objets que tu as exploité pour cette installation – une tente, un cadis, beaucoup de matériaux de récupération – ne sont pas sans évoquer la situation des plus démunis, laquelle semble te tenir à cœur. Ce parti pris fait-il de toi un artiste engagé ?
Je n’ai pas l’impression d’être assez impliqué pour être engagé. Je n’ai pas de leçons à donner, et je ne fais pas de politique. Mais il y a des choses qui me choquent et que je trouve injustes.
Outre l’aspect extrêmement contemporain de ta Nativité, tu exposes par ailleurs en un lieu à part : l’église. Comment as-tu appréhendé cet espace ? Étais-tu à l’aise ?
Incongru mais intéressant : le but du jeu était que mon travail s’intègre bien dans le lieu. Bien sûr, les trois premiers jours, c’était un peu intimidant. Et puis petit à petit, l’équipe a pris ses marques. On posait nos enceintes, écoutait de la funk et travaillait assez tard. C’était tellement agréable : imagine toi en plein milieu des Halles, caché dans une sorte de crypte silencieuse où il n’y a personne.
Tu es fraîchement diplômé des Beaux Arts de Paris. En tant que jeune artiste, comment perçois-tu le monde de l’art ? Te sens-tu en phase avec lui ?
Très franchement cela dépend. Je ne sais même pas si je me sens en phase avec « le monde », tout court, alors… En tout cas j’arrive à m’y développer un peu, donc je continue d’avancer. Moi, ce qui me plaît, c’est le partage avec mes amis, rencontrer et passer du temps avec d’autres artistes, découvrir leurs pratiques, créer des espaces d’exposition quand c’est possible. Voilà tout
“Avec l’art, j’ai l’impression de reprendre le contrôle sur mon quotidien.”
Bienvenue dans la Vi(ll)e, Église Saint-Eustache, 2020. Crédit photo : Prosper Legault.
Si j’ai bien compris, tu es également musicien. Tu écris des textes. Mais alors, musique ou arts plastiques ?
Les deux ! C’est peut-être simpliste, mais la musique me permet de m’exprimer, d’être écouté et de parler. J’ai rencontré beaucoup d’amis comme ça. C’est de l’expression pure. Comme une sorte de cri du cœur. C’est agréable, de créer et de composer des chansons, par simple amour de la musique sans penser forcément aux sculptures. La poésie dans les chansons ou dans les œuvres des artistes que j’aime, comme SAEIO ou Marcel Broodthaers par exemple, compte beaucoup pour moi. Les jeux de mots permettent aussi de voir le monde autrement, de voyager en restant à sa place, de s’amuser sans rien.
Qu’est ce que c’est, pour toi, un artiste accompli ?
Si c’est possible, quelqu’un qui réussit à ne pas se trahir.
La question réseaux : pourquoi avoir, en guise de photo de profil, jeter ton dévolu sur Smogogo, le fameux Pokémon première génération?
Ces dessins animés incontournables me font penser à Matrix ou à Orange mécanique, quand ils attachent Alex et le force à voir des projections. Quand on était petit, on n’avait pas le choix que d’avaler ces dessins animés, ces images ; Tous les enfants de tous les pays du monde regardaient les mêmes choses que toi et moi. C’était inhérent à nos vies. Le Pokémon, c’est ça. Le symbole de toute une époque, de toute une génération qui a regardé des personnages absurdes et bizarres mais qui aujourd’hui doit faire avec, être adulte. Cette idée a inspiré un des mes travaux de première année : des Pokémons peints à l’acrylique à côté desquels j’avais écrit une parole de la chanson « Oh j’cours tout seul » de William Sheller : « On m’a tout mis dans les mains, j’ai pas choisi mes bagages ». C’est étrange la culture populaire.
Quels sont tes projets pour la suite ?
Un projet de chansons entièrement produit par mon ami Mad Rey avec son label, le Studio X8. Je travaille sur plusieurs choses, dont une exposition au Centre tchèque organisé par Simona Dvoraková, en duo avec un artiste du Costa Rica : Luis Cerda, rue Bonaparte de juin à août 2021.