Jordane Saget, le lien par la ligne

Jordane Saget est un street-artiste aux œuvres éphémères. Ses lignes de craie envahissent la capitale. Avec le confinement, il a repensé ses œuvres pour les adapter à nos foyers…

A la craie, au marqueur, au blanc de Meudon, ses œuvres tracées ornent ici et là un trottoir, une grand place, un couloir de métro.

Il fut un temps où flâner à Paris était une seconde nature. Rappelez- vous : on allait et venait à notre guise sans nul autre guide que nos yeux et nos pieds. Aujourd’hui, l’injonction est partout : la pub vous demande d’acheter, les travaux de contourner, et les crises sanitaires de garder vos distances. Bref, plus jamais tranquilles.

C’est là où intervient Jordane Saget, l’artiste aux trois lignes. Lui, n’impose rien, il propose. A la craie, au marqueur, au blanc de Meudon, ses œuvres tracées – jamais signées – ornent ici et là un trottoir, une grand place, un couloir de métro. Libre à vous d’aimer, de critiquer, de sortir l’iPhone et la story Insta ou même de passer – pressé – votre chemin de parisien. 

Car ce qui l’intéresse, Saget, n’est pas tant ce qu’on pense de lui. A vrai dire, sa renommée n’est qu’un plus dans l’équation de sa carrière. Son nom d’ailleurs ne vous dit peut-être rien. Ses lignes en revanche… Et pour cause, l’artiste s’en sert pour créer du lien, pour fédérer autour d’un lieu, pour attiser le débat et regarder peut-être mieux.

En ce sens, Jordane Saget incarne peut-être la quintessence de l’âme d’artiste : l’œuvre et le public avant la gloire du nom. Ce qui n’est pas pour nous déplaire au temps de l’inlassable auto-promotion. 

Comment êtes-vous devenu artiste ? 

J’ai eu la sensation d’une véritable démarche artistique au moment où j’ai commencé à dessiner dans la rue. Avant cela, je ne dessinais que chez moi, sur papier. C’était davantage un passe-temps qu’une vocation. Puis, quand je me suis mis à tracer mes lignes à l’extérieur, il y a eu comme un tilt : Je me suis aperçu qu’une ligné déposée dans la rue changeait l’espace et par la même, suscitait la réaction des gens. Une relation s’était créée. Dessiner chez moi ne demandait qu’un échange avec moi-même. Une fois dehors, j’ai ressenti un mouvement, une connexion avec les autres. J’ai donc commencé à réfléchir en fonction de cela : l’espace, l’architecture, le passage des gens. La rue est devenue pour moi un gigantesque champ d’expérimentation où j’ai pu retrouver cette curiosité de mon enfance. Et d’ailleurs, d’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé chercher, jouer les explorateurs.

Vous parlez de ces lignes – votre identité artistique – comme d’une « formule » géométrique, presque mathématique. Étrange comme appellation parler d’art , non ?

Oui, c’est vrai. Tu sais, à l’origine, je n’étais pas artiste- ni mathématicien d’ailleurs. Mais plus jeune, c’était en maths que je me débrouillais le mieux. C’est donc cette « formule » qui m’a semblé la plus évidente lorsque j’ai commencé à dessiner. Aujourd’hui je parlerais davantage de ces lignes comme d’un processus ou d’un algorithme car il s’agit à la fois d’un enchaînement très codifié mais avec une part de chaos, d’éléments que je laisse advenir et qui, à mon avis, donnent un aspect plus vivant à mon travail. 

Comme beaucoup d’artistes, vous avez vu dans la rue un terrain de création fertile. Qu’est-ce qui vous a tant attiré à l’extérieur ?

Au début, pas grand chose ! Si je suis sorti ce jour-là, c’était simplement pour prendre l’air. Et d’ailleurs, je ne savais pas quoi faire dehors. C’est difficile de flâner quand on a pas appris à le faire. C’était mon cas, j’allais d’un point A à un point B sans se poser de questions. Puis en regardant la rue, les gens, l’architecture, je me suis tout simplement dit : « et si je faisais à l’extérieur, ce que je fais généralement à l’intérieur ? » [ Donc vous vous rappelez du jour précis où vous avez décidé de dessiner dans la rue ? ] Oui, quasiment. Il faisait beau et je descendais la rue La Fayette. Puis j’ai vu cette belle église avec plusieurs parvis ( ndlr, l’église Saint Vincent De Paul ). Moi qui cherchait un lieu où je ne pouvais gêner personne, c’était l’endroit parfait. Je me suis donc mis à dessiner. La première réaction et interaction a été celle d’enfants. Je leur ai alors donné des craies et nous avons dessiné ensemble. 

Pour tracer vos lignes dans la rue, vous variez les matériaux : marqueur, craie, du blanc de Meudon… Est-ce important comme facteur de création – notamment dans la mesure où vos œuvres ont vocation à rester ou à s’effacer avec le temps ? 

Aujourd’hui, je joue effectivement d’une panoplie. Ce n’était pas le cas avant où je n’utilisais que la craie. Quant au choix du matériau, cela dépend de ce que j’ai envie de raconter et des circonstances pratiques de création. Par exemple, j’ai commencé à utiliser la peinture en 2019 pour réaliser ma série en jaune signalétique. C’était une manière pour moi de littéralement signaler les trous qui creusaient le trottoir. En fait, il faut que mon choix se justifie : l’une de mes prochaines séries se fera autour de la peinture car je prévois de travailler avec l’eau et au sol . La craie tient très bien sur les murs mais pas du tout au sol Pour ce projet, je ne peux donc évidemment pas choisir la craie. 

Et quel est l’endroit où vous avez préféré tracer vos lignes ? 

Probablement dans le métro. Quand ils changent les espaces d’affichage, ils appliquent une forme de ciment feutré qui donne presque une impression de velours. J’ai alors choisi de travailler dessus en traçant ces lignes sur chacun des 40 panneaux publicitaires d’un couloir à la station Concorde. J’y restais toute la journée et croisais les mêmes personnes qui, en empruntant ce couloir le matin pour aller au travail, me retrouvaient le soir, affairé sur les mêmes panneaux. 

Avec le recul, je me demande comment j’ai pu faire cela. A l’époque, il n’y avait pas de caméra, ni de contrôleurs à cet endroit-là de la station. J’en ai donc profité. Ce fut une expérience extraordinaire pour moi car j’ai réussi à interpeller les gens. Beaucoup m’on dit que mon travail les apaisait, qu’il rendait cet espace moins agressif. C’est là d’ailleurs la toute puissance de la craie : dans la mesure où elle est facilement effaçable, j’ai pu y passer du temps, dessiner des heures et des heures, sans aucune autorisation. 


A vous voir travailler, on comprend combien vous êtes ce qu’on peut appeler « un artiste en mouvement ». Vous semblez presque danser au rythme de vos lignes. Est-ce une manière de ne faire qu’un avec vos créations ?

Je ne sais pas. Ce que je peux dire en revanche, c’est que dès lors qu’une ligne est tracée en extérieur, elle implique que je bouge entièrement. Cela se fait en plusieurs temps : l’attaque de la ligne commence au niveau du poignet, puis la première vague vient de l’avant bras. Ensuite, on accélère avec l’épaule puis les hanches, et enfin les genoux. On retrouve beaucoup ces mouvements – et notamment ceux des jambes – dans les arts martiaux comme le tai chi chuan

En tout cas, il est certain qu’avec le passage à la rue, mes lignes ont été bouleversées non seulement par la question de la surface – beaucoup plus grandes – mais aussi par celle de la rapidité. Quand je travaillais dans le métro, il fallait que l’œuvre ait toujours l’air potentiellement terminée car on pouvait m’interrompre à tout moment. C’est sûrement pour cette raison que j’ai une propension presque organique à remplir l’espace.

Pourquoi ne pas signer vos œuvres ?

J’ai su dès le début de ma démarche que je ne voulais pas signer mes œuvres ; ce qui a évidemment interpellé mes proches : « Comment vas-tu faire pour être connu ? Comment est-ce que les gens sauront que c’est toi ? » J’ai bien cédé une ou deux fois en signant mais cela ne me convenait pas. 

Quand je réalisais mes dessins sur papier, la question ne se posait pas car je pouvais signer au dos, la feuille étant uniquement l’espace de l’œuvre. Pour moi, la signature n’avait rien à faire là et en plus de cela, elle créait un déséquilibre. Dans la rue, j’ai voulu respecter ce principe : je ne me voyais pas déposer mes lignes et rompre l’équilibre en ajoutant ma signature. Cela n’avait pas de sens.

Pourtant vos proches ont raison : ne pas signer, c’est renoncer à une part de notoriété.

Oui, c’est certain. Mais le jeu reste aussi de constater que certaines personnes connaissent mon travail sans me connaître moi. Avec le temps, je me rends compte à quel point j’ai eu raison de ne pas signer : cela me permet de savoir si mon travail arrive à maturation, s’il parvient à véritablement interpeller le regardeur. Après tout, si une personne a besoin de savoir qui est derrière les lignes – vraiment envie – elle cherchera à savoir, elle creusera. J’ai plusieurs anecdotes qui le prouvent. Certains projets ont même vu le jour grâce à ces recherches. 

Pour moi, signer c’est perdre une forme de connexion avec les autres, perdre, en un sens, l’intérêt potentiel du spectateur. Surtout aujourd’hui : notre époque est celle de l’immédiateté. Accepter qu’il y ait un travail à faire implique que toutes mes histoires – et notamment celles de mes collaborations – sont incroyables. C’est par exemple celle d’Agnès B qui un jour s’arrête devant une de mes œuvres tracées non loin de ses bureaux, dans une rue près du canal St Martin, et qui fait la démarche – avec son équipe – d’en retrouver l’auteur. 

Je pense aussi qu’une part de moi se sentait mal à l’aise avec la signature. Quelle est la différence entre une publicité et l’œuvre signée d’un artiste ? Dans les deux cas, on attend des retours, et potentiellement du travail ou une commande. J’allais faire quoi ? De la pub pour moi ? C’était étrange. [ Mais pourquoi un artiste ne pourrait pas se promouvoir ? ] Dans le domaine public, je suis gêné. Après tout, qui m’a donné le droit de le faire ? C’est aussi pour cette raison que j’ai utilisé la craie : ce n’est pas indélébile. Pour moi, l’art dans la rue, c’est un vrai questionnement. Tous les jours, nous sommes envahis par des injonctions d’images, de panneaux, de sons. Pourquoi venir rajouter mon art ? N’est ce pas en faire trop ? Je me le demande.

Tout se rejoint, finalement. Ne pas vouloir signer c’est refuser une autre forme d’injonction au spectateur, n’est-ce pas ?

Exactement. Et d’ailleurs, j’aime l’effet que mon travail a sur les gens car ce qui revient en général, c’est que cela les apaise. Pas de signature, d’injonction à aimer ou non.. C’est juste là . Rien d’autre. Mes lignes permettent de souffler, je crois.

Mais vous n’avez pas peur de la critique de la redondance ?

Si, j’appréhendais au début. Ce n’est plus le cas maintenant. Et d’ailleurs, quand les gens m’en font la remarque, c’est toujours de cette façon : « Mais tu n’en as pas marre de faire toujours la même chose ? » ( rire ). Une question intéressante mais à laquelle je réponds toujours par non. Je pense que ces lignes seront ma vie, ma carrière. Je ne serai jamais lassé. [ Comment ? ] On marche tous les jours mais pas aux mêmes endroits : en mer, en forêt, en ville… Je souhaite créer pour des espaces, des cadres et des personnes différentes.

Celui qui marche pour aller au travail ne regarde pas l’espace de la même manière lorsqu’il marche pour rejoindre la femme qu’il aime – et pourtant il fait la même chose, il marche. C’est toujours différent. En tout cas, lorsqu’on me pose des question, je suis toujours heureux de discuter.


Parlons de vos collaborations et notamment de celles avec Agnès B. Qu’est ce qui vous attire tant dans le milieu de la mode ?

Ce n’est pas la discipline en tant que telle qui m’attire mais davantage la personne qui m’approche. Prenons Agnès B ou Jean Charles de Castelbajac : ce sont tous les deux des artistes fascinants. Castelbajac dessinait à la craie comme moi. Il m’a contacté via Instagram pour qu’on aille créer ensemble. Tout simplement. C’était très spontané.

N’est-ce pas difficile ou déstabilisant de déléguer une partie de son travail à un autre domaine ? Une autre forme de créativité ? Celle d’Agnès B par exemple ?

Non, ça a été très facile. J’étais en toute confiance en sa compagnie et avec l’équipe. Je savais qu’il y avait la même envie de faire quelque chose de beau. Pas de mauvaise surprise. En plus, j’aime bien laisser une grande liberté aux personnes avec qui je travaille. Je me rends compte que les gens donnent le meilleur d’eux-même à partir du moment où on les laisse faire ce qu’ils savent faire. Ça a donc été très saint. 

Vous avez récemment publié « Cinquante six jours », un recueil de votre travail réalisé durant le premier confinement et dont les recettes sont versées aux Restos du Coeur. Comment faire pour créer entre quatre murs lorsqu’on est street artist ?

Ce fut justement ma réflexion, et ce, pendant près de 10 jours. Je savais qu’il fallait que je trouve une solution pertinente. J’ai donc choisi de dessiner à l’extérieur tout en restant sur mon iPad ( ndlr, L’artiste proposait aux personnes confinées de lui envoyer une photo de la vue quelles avaient de leur balcon. Il modifie ensuite la photo en y ajoutant ses lignes puis leur renvoie la nouvelle version à poster sur les réseaux sociaux). J’ai dû réfléchir à comment les lignes pouvaient réagir selon les lieux. Cela a changé mon regard sur l’extérieur et – encore plus bluffant – celui des gens. Beaucoup m’ont dit que mon travail avait changé leur regard sur le confinement et sur l’espace. Encore une fois, j’ai aussi aimé cette relation tissée avec les gens. Et même si c’était beaucoup de boulot, je ne regrette pas du tout. En plus, c’était pour une bonne cause.

Vous avez répondu à toutes les photos ?

Oui, j’y tenais. Ce qui m’a valu de sortir de ce confinement littéralement épuisé. J’ai reçu plusieurs centaines de photos, quelque 400 mails. Il me semble avoir répondu à toutes les demandes. Mais cela a été un travail tellement titanesque qu’il fallait en faire quelque chose – en l’occurrence un livre – à la sortie du confinement.

Qu’en est-il de ce second confinement ? Il me semble que vous mettez en place un nouveau projet via les réseaux sociaux…

Oui. Cette fois-ci, l’idée est de faire quelque chose en commun via le téléphone et les réseaux sociaux. Les personnes qui veulent participer vont recevoir un dessin qui va être le même pour tout le monde : un carré avec des lignes au milieu. Ils vont ensuite pouvoir la reposter mais adapter les réglages de couleurs et d’intensité selon leurs goûts. En repostant via un hashtag spécifique ( ndlr, le hashtag #leslignesencouleurs2 ), ils pourront créer tous ensemble une mosaïque virtuelle. L’objectif est d’utiliser Instagram comme outil de création.

Pour ce projet, les réseaux sociaux ont joué un rôle prépondérant. Que trouve-t-on sur le fil d’actualité Instagram de Jordane Saget ? Qui suivez-vous ? De l’art, des artistes ?

Sur mon fil d’actualité, on trouve principalement des photos de mon travail de rue, de mes collaborations ou de mes œuvres sur toiles – que je montre assez peu finalement.

Je suis Jean Charles de Castel Bajac, Agnès B, Marie Agnès Gillot, quelques amis et notamment un, @zenzelphotographie, dont j’admire le travail : amateur de parkour, il filme avec sa caméra ceux qui en font. C’est assez impressionnant. Je suis aussi des gens qui suivent mon travail depuis longtemps. Un lien précieux s’est créé entre nous. 

En ce qui concerne l’art, je ne tombe jamais sur de très grandes choses. Mais de toute façon, je ne suis pas vraiment consommateur d’art. Quand je visite les musées, je le fais assez rapidement. Bien sûr, avec le temps et au fil de mon travail, je m’intéresse de plus en plus. Mais je pense que la démarche de s’intéresser à l’art n’est pas innée. Il faut être accompagné ou acquérir une certaine maturité. 

Paris est une ville merveilleuse. Mais quid des autres villes ? Souhaitez-vous exporter vos lignes ailleurs ? En France ou à l’étranger ?

Non pas vraiment. Ou alors il faut revoir la proposition. En fait, j’ai choisi Paris parce que j’y ai habité et qu’à ce titre, j’ai pu construire une histoire avec les gens au fil des années. Lorsque je propose de nouvelles choses, les gens peuvent les faire dialoguer avec mes anciennes créations. C’est cela qui est intéressant. Mais ce genre de choses prend des années et des années. Donc reproduire cela dans une autre ville me semble quasi impossible. Il faudrait réfléchir à un autre projet, une autre proposition. Peut-être des installations ? En tout cas, cela serait différent.

En un sens, votre travail sert davantage à fédérer, à créer du lien qu’à vous faire connaître, non ?

C’est intéressant ce que tu dis. Je crois qu’en fait, je suis obsédé par le fait que mon travail serve à quelque chose. Je veux utiliser mes lignes comme un outil pour créer du lien et de la rencontre. Une manière de créer du jeu, de rassembler autour d’une recherche à la fois ludique car participative et conceptuelle car plus personnelle.

Vous avez deux enfants. Échangez-vous avec eux sur vos créations ?

Ils sont trop jeunes pour véritablement interagir sur cela pour le moment. Ce qui est drôle en revanche, c’est lorsque mon fils de un an et demi voit mes lignes. A chaque fois, il montre et dit « papa » . C’est bien la preuve qu’il y a quelque chose dans ces lignes qui me représente.

Vous inspirent-ils ?

Oui, c’est certain. Et notamment dans mon rapport à la couleur. Je souhaite réaliser des œuvres à 6 mains. Eux s’occuperont de la couleur, du coloriage de mes œuvres et moi, des lignes. Ce qui règle mon problème car je ne sais jamais vraiment choisir les couleurs (rire) Je choisis toujours des teintes très simple : jaune, bleu, rouge, noir ou blanc. Peut-être qu’avec eux, je pourrai faire un mélange de couleurs pour créer des lignes.

Propos recueillis par Perla Msika

La Perle

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