Eaux translucides, tête la première et criques cachées. A l’approche des premiers bains de soleil Faustine Badrichani a jugé bon de nous rappeler comment on faisait. Avec « D’abord la Mer », son premier solo-show parisien situé à la galerie Esther & Paul, l’artiste convoque ses souvenirs sous la chaleur enveloppante du Midi. Toutes femmes, ses modèles ne se plient qu’au naturel de l’instant : ces mains passées dans une chevelure mouillée, ces balades sur la plage, ces corps bon à bronzer sur le sable. Et ce bleu ! Paisible à s’y plonger. Crayon, pastel, ou encore papier, l’artiste en fait le pourquoi de sa série. D’abord la mer. Après, vient le reste.
Basée à New York, Faustine Badrichani a littéralement déménagé ses toiles et inspirations au cœur de la Galerie Esther & Paul. Mais pas de chichis ! Une fois installée, c’est comme à la maison : Esther Korman, l’une des galeristes éponyme connaît l’artiste depuis trois ans. Aidée des artistes qu’elle défend, la jeune femme diffuse des valeurs d’accessibilité et de déconstruction des codes trop sérieux de la galerie entre quatre murs. Ici, les toiles se mêlent aux tables, aux commodes, aux malles, aux trésors et aux lampes rétros. Si la vitrine ne nous le rappelait pas, on se croirait presque chez soi. Home Sweet Home.
A l’occasion de cette première exposition personnelle, Faustine Badrichani – de passage à Paris – et Esther Korman se sont livrées sur cette étape que constitue « D’abord la Mer », la relation entre artiste et galeriste mais aussi la place des femmes dans l’art et la réinvention de son marché.
Vous présentez – l’une en tant qu’artiste, l’autre en tant que galeriste – votre premier solo-show « D’abord la Mer ». Comment vivez-vous l’aboutissement de ce projet ?
E.K : : L’exposition avait dû être annulée en raison de la conjoncture et nous l’avons donc conçue comme un rendez-vous salvateur : une exposition estivale qui fait du bien, qui célèbre la liberté et le plaisir de se retrouver. Son annonce a déjà recueilli de belles réactions et une dizaine d’œuvres ont déjà été vendues. Je suis donc assez confiante et optimiste. Nous avons aussi pris beaucoup de plaisir à réaliser l’accrochage ensemble qui se veut accessible et chaleureux pour donner envie au plus de gens possible d’entrer dans notre galerie et de visiter l’exposition.
F.B : Et puis cela fait quand même longtemps qu’on parle de ce solo-show. L’exposition était prévue pour l’année derrière mais elle s’est vue reportée par la crise sanitaire. Nous n’en avons donc reparlé qu’en septembre 2020. Quant à moi, j’avais déjà commencé cette série de « La Mer ». Mais j’ai eu le temps de retravailler dessus et de créer encore plus d’œuvres. Plus je peignais, plus je me disais que la galerie était immense et qu’il fallait que je la remplisse ( rire ). C’était excitant d’enfin travailler pour être exposée. Je suis très heureuse d’inaugurer ce solo-show !
Avec « D’abord la Mer », nous sommes bien loin du remue-ménage new-yorkais dans lequel vous baignez…
F.B : C’est vrai mais j’ai grandi dans le Midi. Cette lumière, je la connais et c’est elle que j’ai voulu montrer. La mer est venue petit à petit, il y a un an de cela. Elle s’inscrivait dans la continuité de mon travail où la femme nue tient une place importante. En peignant la mer, j’ai la possibilité de créer des œuvres plus composées tout en gardant l’énergie propre au corps des femmes. Je trouve que la peinture – et l’art en général – doit être un voyage pour le visiteur. Je veux qu’il ressente cette sensation de chaleur, qu’il s’immerge dans les paysages que je peins. On aimerait y être ou du moins, on se souvient qu’on y a été.
Vous rappelez au visiteur des sensations dont il est familier. Qu’en pensez-vous, Esther ? Est-ce cette démarche qui vous a séduite ?
E.K : La rencontre avec une œuvre ou un artiste n’est pas forcément rationnelle.Les œuvres de Faustine sont graphiques, joyeuses et sensuelles : on sent ce soleil sur la peau, on se sent ébloui par tant de lumière. C’est une sorte de doux coup de soleil qui, maintenant que j’y pense, correspond assez bien à ma personnalité de bonne vivante.
“J’UTILISE LE CORPS DES FEMMES POUR INTERPELLER LE VISITEUR, LE FAIRE VOYAGER, LUI FAIRE RESSENTIR DES SENSATIONS.”
Zénith- Faustine Badrichani – Acrylique sur toile. Crédit photo : Perla Msika.
Avec « D’abord la Mer », les femmes que peint Faustine sont libres des injonctions bien souvent imposées à leur corps. Je m’adresse ici à deux femmes. Pour vous, s’agissait-il d’un point important à aborder?
F.B : Les femmes ont toujours été très centrales dans mon travail sans que je sache vraiment l’expliquer. Cette exposition est davantage sur la Mer, la liberté. Je n’ai pas l’impression de parler des femmes mais de leurs corps. Je m’en sers pour parler d’autre chose que leur condition. Je ne suis pas une artiste à message. J’utilise le corps des femmes pour interpeller le visiteur, le faire voyager, lui faire ressentir des sensations. Cela quand on sait que le corps de la femme est largement plus regardé – et à mon sens plus appréciable – que le corps d’un homme. Esther m’a longtemps poussée à peindre des hommes…
E.K : ( rire ) Quand je te l’ai suggéré, tu m’as dit quelque chose comme : « Le plus laid des corps de femme sera toujours plus beau, plus émouvant, que le corps masculin le plus beau. » Après ça, je n’ai plus insisté !
F.B : Je confirme ! Je trouve que le corps d’une femme est artistiquement plus intéressant à travailler et plus émouvant en ce sens qu’il s’y passe plus de choses, plus de changements tout au long de la vie.
E.K : Cela ne me dérangerait pas d’organiser une exposition aux aspects plus militants et suis évidemment sensible aux mouvements qui se développent actuellement sur ces sujets mais en l’espèce, j’aime beaucoup l’approche de Faustine, celle d’une féminité libre et je crois qu’après cette année si compliquée, cette exposition qui fait respirer me va très bien !
Et la mer, elle passe avant tout le reste ?
F.B : Il y a plusieurs raisons. Je commence toujours à peindre le bleu et la mer lorsque je travaille mes toiles. Mais au-delà de ce clin d’œil, je trouve que c’est le seul endroit qui s’impose : il est libérateur de celui ou celle qui le contemple. Devant la mer et son horizon, on oublie les tourments et les obligations du quotidien. Je trouvais ce nom assez puissant.
Crédit photos : Perla Msika.
La Galerie Esther & Paul défend une plus grande accessibilité du monde de l’art. Votre œuvre, Faustine, s’inscrit-elle dans cette démarche ?
F.B : Je produis beaucoup. Je peins, je dessine. Sur toile ou sur papier. Des petits comme des grands formats. Des ébauches comme des œuvres finies. Il y a en a pour tous les goûts. Il m’est donc possible de proposer des travaux accessibles et d’être positionnée sur un prix où toutes et tous vont pouvoir acheter. C’est pour cette raison que le match avec Esther a bien fonctionné. Surtout que je déteste garder tout ce travail chez moi. J’aime que les gens aient mes peintures chez eux. C’est mon moteur.
E.K : Rendre la galerie d’art plus accessible tant par le positionnement prix qu’en termes d’image est primordiale pour Esther & Paul. Cette première exposition solo, s’inscrit dans cette volonté : la fourchette de prix est grande afin que chacun – et chacune puisque notre public se compose beaucoup de jeunes femmes – puisse repartir avec une œuvre. C’est important pour nous et je suis contente que nous soyons en phase sur ces sujets avec Faustine.
Comment vous-positionnez vous dans l’actuel marché de l’art et dans ce qu’il renvoie ?
E.K : Je me sens… électron libre. Lorsque je me suis lancée, j’ai vérifié rapidement que mon ressenti sur la galerie traditionnelle était partagé par nombre d’entre nous à savoir trop codifiée, intimidante, puis j’y suis allée à l’instinct. Donc oui, même si nous voyons une nouvelle génération de galeries émerger, je me sens un peu à part.
F.B : De mon côté, je rencontre de plus en plus d’artistes notamment à New York qui pensent qu’il faut être cher dans une galerie où les prix sont tels qu’ils ne sont pas affichés. J’ai,moi-même, mis longtemps à me rendre compte que ce n’était pas la bonne méthode, qu’il valait mieux être affordable (ndlr, abordable) et vendre à tous.
Parlons de vous. Comment vivez-vous cette relation artiste-galeriste ?
F. B : Nous avons une très bonne relation ! Nous savons exprimer nos désaccords et écouter l’avis et les suggestions de l’autre. C’est très naturel.
E.K : Pour moi, c’est essentiel d’être transparente avec l’artiste que j’accompagne, notamment concernant les ventes, le prix de ses œuvres, l’accueil du public. C’est indispensable pour qu’une relation saine puisse se développer.
F.B : D’autant que nous évoluons ensemble. Il y a trois ans, lors de notre rencontre, je commençais à bien fonctionner tandis qu’Esther lançait sa galerie. Le bon timing.
E.K : Et puis, en tant qu’ancienne entrepreneuse, Faustine comprend aussi les enjeux business liés au développement de la galerie. Il arrive donc que je partage avec elle d’autres choses que ce qui la concerne directement : les questions pratiques, les collaborations de la galerie, le côté plus business… Ça rend notre relation plus riche et l’implique d’autant plus je pense dans l’aventure de la galerie.
À l’ère des réseaux sociaux où l’artiste peut facilement se promouvoir lui-même, pensez-vous qu’il faille renouveler ce lien ? Le faire évoluer ?
E.K : Le regard de la personne qui veut acheter une œuvre a tendance à changer quand elle sait que la personne face à elle, est l’artiste. Par exemple, si j’ai dans la même pièce un client qui s’intéresse à une œuvre et que l’artiste se trouve par là, je ne vais pas nécessairement le signaler au client. Je le dis souvent plus tard… Dans la même veine, je pense que ce n’est pas facile de vendre à des gens que l’on connaît comme son entourage, son réseau proche : il y a une sorte de connivence qui interfère dans la rencontre entre l’œuvre et le public. Partant de cette observation, je ne pense pas qu’on puisse créer et s’occuper correctement soi-même de sa promotion. Ceci dit, les réseaux sociaux – et la spontanéité qu’ils permettent – sont des outils fabuleux et utiles aux artistes. Mais pour moi, le galeriste est une rampe de lancement incontournable si on a de l’ambition.
F. B : En ce qui me concerne, les réseaux sociaux ont changé ma vie dès lors que j’ai décidé de publier une œuvre par jour. Mais effectivement, ils prennent énormément de temps et impliquent d’avoir deux métiers à plein temps : celui d’artiste et celui de galeriste. C’est une perte de temps phénoménal et c’est en ce sens que travailler avec un galeriste est une chance.
Crédit photos : Perla Msika.