L’instinct de la couleur de Kupka

Le peintre tchèque investit le Grand Palais de sa couleur et de ses formes. Ses dessins comme ses toiles témoignent du tournant artistique qu’a connu le début du XXème siècle : en route vers l’abstraction !

L’Eau ( La Baigneuse ) – 1906-09. Crédit photo : Perla Msika.

A chaque peintre sa signature. Mieux qu’une trace de pinceau, la trace historique laissée par un nom est indélébile. Jusque-là, me direz-vous, rien de nouveau sous le soleil. Et pourtant. Kupka signait comme il peignait, avec grâce, douceur et assurance. Confiant, il l’était… après tout pourquoi pas ? Comme beaucoup des génies de l’art, il avait le secret de la touche « touche à tout ». Et, à une époque où les avants gardes se croisent et se confrontent, il fait bon piocher un peu partout. C’est ce qu’a fait le peintre tchèque, en ce moment exposé au Grand Palais.

En pionnier de l’abstraction, il assure, bienveillant, la transition vers un refus, celui de la figuration. Ainsi, ce sont des murs blancs qui accueillent le visiteur… comme si tout était à refaire. Doucement mais sûrement, Kupka progresse , explore, avec la complicité d’une Madame Kupka dans les verticales : prise par la volupté des couleurs et des lignes, elle est prête à s’effacer, au profit de l’abstraction.

POÉSIE DE LA PEINTURE

Mais ce que cherche l’artiste, avant tout, c’est une poésie picturale moderne… Celle qui réside en chaque chose, celle que le peintre s’attrait simplement à mettre en forme. Il manipule les techniques comme il maîtrise les reflets de L’Eau, la critique sociale ou la dynamique colorée. Sous le regard du créateur, nos pas glissent de salle en salle ; dans cette jonglerie thématique, nous sommes loin d’un éclectisme étouffant.

Cette bienveillance n’est de toute évidence pas anodine. Symboliste avant tout, Kupka nous offre La voie du Silence ( Sphinges ), toile onirique qui réconcilie deux beautés trop souvent confrontées. Pour la toute première fois, astres divins et monuments humains songent ensemble. Et, tandis que j’approche de la toile pour y saisir sa poudre d’étoile, ce sont tantôt les Joies burlesques, tantôt la brise du Bibliomane qui m’extirpe de cette rêverie… un réalisme qui, faute d’égaler la nature mystique, lui coupe la route.

Comme sortie de nulle part, c’est d’ailleurs une salle dédiée à son travail pour la presse qui suit l’espace symboliste. C’est à tort que l’on voit ce genre d’espaces comme une perte de temps : « Oh ce ne sont que des dessins, les toiles sont là-bas » me répétais-je jusqu’à maintenant. Kupka sait pourtant faire de son gagne-pain l’expression savoureuse de ses convictions. Son travail sur L’argent pour le journal l’Assiette au beurre ne manque ni de piquant ni d’humour. Les humanités qu’il se plaît à voir sont, en réalité, tout aussi bien contradictoires qu’harmonieuses. Associant, par exemple, fugacité et précision de la ligne, Kupka pallie subtilement à l’éternelle opposition entre la religion et la science: sur son dessin, pendant que, dans l’obscurité, le croyant implore les yeux levés, le savant lui, creuse éperdument la lueur scientifique. 

PIONNIER DE L’ABSTRACTION

Kupka progresse alors, non loin du secret de la belle image… vous savez, celle que tout visiteur rêve de croiser un jour au rythme de sa marche paisible ; celle qui d’un coup d’œil interrompt le pas et le regard. A ce titre, le rouge à lèvre nous laisse béat. Dans cette virtuosité chromatique, les projecteurs de la salle accrochent les couleurs et les formes de cette femme gracieuse et plantureuse. Même en dépit de la moindre qualité des photos du smartphone, la figure s’obstine au magnétisme. C’est en cela que Kupka reste pionnier de l’abstraction : bien avant L’Écume des Jours, musiques et couleurs coulissent ensemble vers l’abstraction des Touches de piano. Quant à La femme dans les triangles, ses mystérieuses étoffes de lumière mettent la puce à l’oreille.

Changement de décor. Comme un nouveau souffle, c’est une grande salle entièrement dédiée à l’abstraction qui ouvre ses portes. Kupka qui jusqu’à alors, se faisait le maître de la poésie humaine, délaisse délicatement le sujet au profit de l’abstrait. L’exposition invite dès lors à déambuler, autour d’un point, d’une ligne, d’une courbe. 

A l’image du tournant pictural exposé, le spectateur est laissé à son instinct. Quelle direction, quel tableau ? Peu importe. Les lignes de Kupka sont bavardes pour ne pas dire éloquentesTraits noirs enroulés. Et pour nous le rappeler, la commissaire d’exposition force à traverser par deux fois cette grande salle afin d’ accéder aux dernières, celles qui portent une plus grande cohérence d’abstraction ; celles qui affirment « qu’abstraire c’est éliminer ». En tenant de l’abstraction-création, Kupka réconcilie couleur et dessin pour lancer l’aventure abstraite.

Perla Msika

La Perle

Kupka, pionnier de l’abstraction
du 21 mars au 30 juillet 2018
Grand Palais,
3 avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris.
Commissaire d’exposition : Brigitte Leal / Scénographie : Véronique Dollfus