Füssli : le cauchemar de la tradition

L’exposition du musée Jacquemart-André démontre comment l’artiste du XVIIIème siècle s’approprie un langage artistique qui renverse les mœurs de son époque. Jusqu’au 23 janvier 2023.

Füssli développe une esthétique à mi-chemin entre le rêve et le cauchemar Crédit photo : Vue d’exposition, Musée Jacquemart-André.

Au musée Jacquemart-André, l’exposition « Füssli, entre rêve et fantastique », fait frémir. Dédiée aux tableaux et aux dessins de Johann Heinrich Füssli (1741-1825), peintre britannique d’origine suisse, elle opère une traversée dans l’imaginaire sublime et terrifiant de l’artiste. Ce peintre s’inspire des traditions européennes littéraires, mythologiques et artistiques, et vise un projet ambitieux pour les réunir. Difficile de dire s’il est vraiment à l’origine du symbolisme, ce courant artistique de la fin du XIXème siècle tourné vers les sujets mystérieux, spirituels, mélancoliques. Ce qui est certain, c’est que tout au long de sa vie, il développe une esthétique à mi-chemin entre le rêve et le cauchemar, et se démarque des autres peintres de son époque.

LE TABLEAU, UNE SCÈNE THÉÂTRALE

Füssli est un peintre qui rappelle d’abord les œuvres littéraires gothiques. Il semble porté vers un romantisme noir, fasciné non seulement par les figures de la mythologie, mais aussi par les œuvres théâtrales. Une innovation marquante à une époque, davantage tournée vers l’esthétique sage et ordonnée du courant dit néoclassique. Füssli voit dans un tableau la possibilité de raconter une tragédie. Ses nombreuses œuvres portant sur des scènes de pièces du dramaturge William Shakespeare, démontrent sa volonté et son courage d’affronter de nouveaux sujets de recherche. C’est, pour ainsi dire, du jamais vu pour ses contemporains.

“FÜSSLI S’INSPIRE D’UN ROMANTISME NOIR ET D’ŒUVRES LITTÉRAIRES GOTHIQUES.”

Illustration Lady Macbeth saisissant les poignards, 1812, Johann Heinrich Füssli, photo : Tate Britain.

Toutes les scènes peintes se déroulent la nuit. Aucune scène de jour dans la collection présentée. Füssli prend les sujets narratifs que nous connaissons de la scène, tels Roméo et Juliette : il éclaire Roméo de dos en diffusant une lumière comparable aux éclairages de scène. Füssli s’inspire de la pièce Macbeth et peint une série de tableaux sinistres et inquiétants de fantômes et de sorcières qui hantent le couple maudit de la pièce. Là encore, l’inspiration de la scène théâtrale est marquante. Chaque figure baigne dans une lumière semi-obscure et se confronte aux spectres, symboles de culpabilité et de mal. De nombreuses autres représentations de pièces de Shakespeare sont à découvrir ; elles éveilleront peut-être l’envie de les (re)voir sur scène ou bien de les percevoir sous un nouveau jour.

Le symbolisme chez Füssli ne s’arrête pas à William Shakespeare. Il innove aussi en matière de présentation des héros de la mythologie grecque, notamment avec son dessin d’Achille. Il se sert ici du cadre du dessin comme d’un cadre théâtral pour Achille, et projette une mise en scène avec notre héros et la figure de l’ange, une figure ambiguë à plusieurs sens. Comme au théâtre, la nuit tombante se rapproche progressivement des figures, comme un rideau tombant. Il est surprenant d’apprendre que le peintre est aussi dessinateur confirmé, dont on perçoit déjà les premiers signes du symbolisme.

Photo : Achille saisit l’ombre de Patrocle, vers 1810, Johann Heinrich Füssli mine de plomb, craie et aquarelle sur papier. Crédits : Kunsthaus Zürich, Collection d’arts graphiques.

BROUILLONS ET ESQUISSES

L’imaginaire de Füssli prend aussi forme dans les coulisses grâce à sa collection de dessins destinés à la sphère intime, donc à ne jamais être vus du grand public. Il se laisse la liberté de dessiner des figures féminines sensuelles et souvent dominantes. Une femme fatale qui ne dit pas son nom mais qu’on retrouve, également chez beaucoup d’artistes de la seconde moitié du XIXème siècle. Alors que les dessins n’étaient destinés qu’à lui et à ses proches, il continue de subvertir les conventions et se permet de prendre pour modèles des figures connues de la mythologie en les représentant à sa manière. Dans un des dessins, par exemple, l’héroïne Brunehilde ligote Gunther la nuit de ses noces, car elle ne veut pas se donner à lui. Une salle entière du parcours dédiée aux dessins de femmes, mérite qu’on s’y arrête.

TON PIRE CAUCHEMAR

Les rêves et cauchemars sont omniprésents dans l’œuvre de Füssli. Ces thématiques ont bouleversé l’imaginaire de l’artiste. À son tour, il bouleverse et choque son époque lorsqu’il les peint et les expose à la vue de tous. Par provocation, il imagine des figures qui sombrent dans des cauchemars dans lesquels la personne est consciente ou éveillée. Nous retrouvons parmi ses tableaux les plus connus, des images imprégnées d’un symbolisme qui sera aussi repris beaucoup plus tard dans le cinéma d’horreur et les films italiens, les « gialli » du XXème siècle.

Cet artiste aux récits innovants à proprement détourné les conventions d’une époque afin de donner libre cours à son imaginaire et à toutes ses angoisses. Avant lui, la thématique du rêve – dite onirique – s’exprimait par des tableaux aux sujets principalement religieux. Mais avec Füssli, les rêves nous appartiennent autant que les cauchemars. Tout un chacun est capable de vivre les deux. Füssli fait scandale, reste aux marges des grands courants, mais il a fasciné. Et il fascine encore.

Le Cauchemar, après 1782.
Roméo et Juliette, 1809.

Crédits photos : à gauche, Frances Lehman Loeb Art Center, Vassar, Poughkeepsie, NY Art Resource, NY, droite : Kunstmuseum Basel, Martin P. Bühler.

La Perle

Exposition “Füssli, entre rêve et fantastique”
Du 16 septembre 2022 au 23 janvier 2023
Musée Jacquemart-André
158 Boulevard Haussmann 75008 Paris
www.musee-jacquemart-andre.com
Instagram : @jacquemartandre