Au 104, Tassiana Aït Tahar et Eléa-Jeanne Schmitter redonnent à voir les invisibles

Dans le cadre de la sixième édition de son festival Les Singulièr.e.s, le Centquatre Paris expose deux jeunes artistes de l’école Kourtrajmé. Chacune s’engage pour une même cause, libérer la parole afin de donner un espace d’expression à celles et ceux qu’on ne voit pas.

Un dialogue intéressant se crée entre ces deux propositions artistiques très narratives : les représentations sociales du féminin pour Schmitter et le portrait de livreurs de plateforme pour Aït-Tahar. Crédit photo : Jade Saber.

Le Centquatre est un espace innovant qui surprend toujours le spectateur par des programmations ambitieuses et créatives. Encore une fois, le pari est réussi. Les expositions « Uber Life » de Tassiana Aït Tahar et « 40 ans, 70 kg » de Eléa-Jeanne Schmitter lancent avec brio le début du festival, en proposant une scénographie très intéressante qui vise à mettre en perspective les créations de ces deux jeunes artistes dans un même parcours d’exposition. Le spectateur découvre alors deux univers qui s’éloignent et se recoupent. Un dialogue intéressant se crée entre ces deux propositions artistiques très narratives qui ont toutes deux pour ambition de porter un regard acéré sur la réalité, telle des archivistes du quotidien.

« 40 ANS, 70 KG » : LA NORME C’EST L’HOMME

Le spectateur débute l’exposition avec le travail d’Eléa-Jeanne Schmitter qui traduit de façon plastique les recherches de l’activiste britannique Caroline Criado Perez sur l’invisibilisation des femmes. La question porte sur l’absence des femmes dans la majorité des études statistiques au détriment de leur santé, de leur sécurité et parfois même de leur vie. L’homme de 40 ans et de 70 kilos est une norme pour les industries. Dès lors, que devient le corps des femmes ? C’est justement le propos de l’artiste qui tache à révéler, à travers des tirages grands formats de ces photographies, des installations et vidéos la souffrance du corps féminin dans une société où le masculin domine et sonne comme une valeur universelle. 

Les œuvres sont frappantes, il est presque parfois difficile de maintenir le regard. Et pourtant, chaque œuvre part d’un fait scientifique ou de statistique précis. C’est le rapport à l’image qui provoque, sans doute, chez le spectateur une grande émotion et le pousse à se questionner sur les situations quotidiennes des femmes. L’artiste dénonce à travers cette exposition la standardisation de la société contemporaine qui nuit aux femmes, à travers différentes thématiques : la santé, l’industrie pharmaceutique, les secteurs socio-professionnels, le travail non rémunéré. Le travail d’Eléa-Jeanne Schmitter est fascinant par la délicatesse et l’objectivité avec laquelle elle traite un sujet aussi dense et complexe que celui du « gender data gap », autrement dit « le manque de données sur le genre ».

Crédit photos : Jade Saber.

“Uber-life”: Un sac isotherme… mais pas que

Il vous est sans doute déjà arrivé de commander sur une application de restauration. Une longue journée de travail, un frigo vide… puis en un clic votre repas préféré. Mais quelle réalité se dissimule derrière vos écrans ? C’est tout le propos de l’œuvre de l’artiste Tassiana Aït Tahar. Sans misérabilisme aucun, elle fait, avec dignité, le portrait de ces livreurs de plateforme qui l’entourent, elle-même ayant déjà expérimenté cette activité. A travers des photographies, vidéos et performances, elle met en lumière le quotidien des livreurs, notamment durant la crise sanitaire où ils faisaient partie des rares professionnels à devoir s’exposer au virus. Cette œuvre est alors le moyen de mettre sur le devant de la scène, un travail dévalorisé et pourtant éreintant. 

Différentes œuvres ponctuent l’exposition, une très belle série de photographies noire et blanc montre comment les livreurs sont, avant tout, des individus uniques, aux chemins de vies singuliers. Ce sont les liens d’amitié et de fraternité que l’objectif de l’appareil immortalise. Le grand public découvre alors de quelle façon peut se ponctuer la journée d’un livreur dont le rythme est scandé par l’attente entre chaque commande. C’est aussi avec humour et dérision que Tassiana Aït Tahar représente des versants plus complexes de ce quotidien : le harcèlement, l’épuisement moral et physique et surtout le sentiment d’invisibilisation dans une sphère professionnelle dénuée de protection sociale. L’œuvre immersive et interactive de l’artiste est le moyen de découvrir un sujet de société plus que d’actualité par le biais d’une œuvre éminemment politique et poétique.

Le Centquatre, musée ouvert sur la ville, vient ici accueillir les visions du monde de ces deux artistes et les livre au public avec bienveillance. Ces deux solos show se retrouvent dans la démonstration implacable qu’ils font de la société, en explorant et en analysant les normes sociales qui régissent le quotidien. Les œuvres de Tassiana Aït Tahar et Eléa-Jeanne Schmitter attendent désormais d’être découvertes et investies par vos regards.

Crédit photos : Jade Saber.

La Perle

Exposition “40 ans, 70 kg” d’Eléa-Jeanne Schmitter
et “ Uber Life” de Tassiana Aït Tahar
Du 18 janvier au 27 février 2022
Centquatre, Paris
5 Rue Curial 75019 Paris
Instagram : @104paris
@tassiana.ait@eleajeanne