À l’heure où de plus en plus de grandes maisons de couture invitent des artistes plasticiens à contribuer à leurs collections, l’œuvre d’Elsa Schiaparelli résonne avec l’actualité contemporaine du monde de la mode. Un siècle avant, la créatrice italienne posait les premiers jalons d’une rencontre historique entre les arts et la mode. Proche du courant artistique dit surréaliste, sensible aux codes du bizarre, de l’excentrique et des rêves, elle a bouleversé les tendances, notamment des années 1930 aux années 1950. C’est ce que dévoile l’exposition « Shocking ! Les mondes surréalistes d’Elsa Schiaparelli » actuellement au Musée des arts décoratifs.
LE BIZARRE AUX ORIGINES DE L’ESPRIT SCHIAPARELLI
La première salle de l’exposition, consacrée aux croquis de la couturière italienne, nous immerge dans le dialogue entre la créatrice et les arts avec deux œuvres clefs: la robe squelette et la robe homard. À l’origine de la robe squelette, l’esprit fantasque du peintre espagnol Salvador Dali et un étonnant croquis de squelette qu’il aurait envoyé à son amie italienne « Chère Elsa, j’aime ÉNORMÉMENT l’idée des os à l’extérieur (…) » lui écrit-il en 1938. Ni une, ni deux, Elsa Schiaparelli prend au mot le peintre et imagine une robe en crêpe noire longiligne avec une structure en forme de squelette qui se dessine sur le devant et le dos de la silhouette. Véritable architecture monochrome, cette robe, en plus d’être une prouesse technique, révèle tout l’esprit Schiaparelli : le goût pour le fantasque et la libre-association d’idée cultivée par les artistes surréalistes.
La robe homard, exposée face à une photographie de Dali devant un sexe féminin surmonté d’un homard, joue encore plus la provocation. Pourquoi la robe homard ? Encore une idée shocking de Dali. Taillée dans un organdi blanc, la robe est balayée par un immense homard rouge vif qui transperce le blanc immaculé de la robe du soir, chargée d’une puissante symbolique sexuelle. La robe est exposée aux côtés d’accessoires surréalistes imaginés par Dali et Elsa Schiaparelli : le très excentrique chapeau chaussure, incroyable chapeau en feutre noir qui prend la forme d’un escarpin, talon dressé sur la tête. L’esprit surréaliste est présent dans toutes les créations de Schiaparelli et le détail shocking devient sa marque de fabrique : des boutons en forme d’écrevisse, des broches en forme d’abeille géantes ou minuscules.
“TRAVAILLER AVEC DES ARTISTES A QUELQUE CHOSE D’EXALTANT. ON SE SENT ENCOURAGÉ AU-DELÀ DE LA RÉALITÉ MATÉRIELLE ET ENNUYEUSE D’UNE ROBE À VENDRE.”
Elsa Schiaparelli, Shocking Life, 1954. Photo : Scénographie de l’exposition et robe homard imaginée par Salvador Dalí et Elsa Schiaparelli – Crédit photo : Arts décoratifs / Christophe Dellière.
TROMPE-L’OEIL ET MÉTAMORPHOSES
Le style Schiaparelli est avant tout un jeu, un dédale de signes et d’images qui se font écho d’une collection à une autre. Le trompe-l’œil est une dimension intrinsèque du travail d’Elsa Schiaparelli comme le montre sa toute première collection. Une série de sweaters tricotés main avec des cols et des cravates en trompe-l’œil. Créées en 1927, ces pièces d’une modernité folle ont sans nul doute inspiré de nombreux créateurs contemporains: on pense au manteau trompe-l’œil de Martin Margiela – collection printemps / été 1996 – ou encore aux tops en maille de Jean-Paul Gaultier des années 2000. Si l’approche de Martin Margiela est conceptuelle et celle de Gaultier un mélange savant de haute couture et d’esprit punk, l’héritage surréaliste de Schiaparelli semble avoir influencé leurs deux univers formels.
Aux côtés d’autres objets surréalistes se trouve le poudrier-téléphone (1935), petit objet technomorphe en forme de cadran de téléphone rotatif. Véritable trompe l’œil, il faut tourner autour de l’objet plus d’une fois pour voir qu’il s’agit d’un vrai poudrier. Cet accessoire est le fruit de la première collaboration entre Elsa Schiaparelli et Dali. Plus loin, on peut voir une création colorée et rétrospectivement très punk, la robe du soir « à tournure » de 1939, entièrement recouverte de dessins de robes à main levée. Schiaparelli détourne ainsi le classicisme de la conventionnelle robe du soir pour en faire une pièce ludique et certainement très shocking pour son époque.
En plus de jouer avec l’œil du spectateur, les créations d’Elsa Schiparelli s’amusent d’hybridations, de mélanges fantasques et de métamorphoses. Le papillon, figure même de la fragilité et de la métamorphose, lui inspire sa collection de 1937. Traité aussi en trompe-l’œil, l’insecte s’invite sur les vestes et les robes sous forme d’imprimés ou d’énormes boutons-papillons créant l’illusion d’une insaisissable envolée d’insectes. C’est avec le dramaturge Jean Cocteau que Schiaparelli imagine la même année un manteau du soir au graphisme hybride et très moderne. Inspirés de dessins de Cocteau, deux visages brodés en miroir se dessinent dans le dos du vêtement et esquissent un baiser. La métamorphose est présente à l’intérieur-même du motif : des deux visages naît un vase rempli de roses, appliquées en relief à même la veste. En un clin d’œil, l’esprit imprévisible et fantaisiste d’Elsa Schiaparelli a transformé le dos d’un vêtement en une feuille de dessin.
Crédits photos : Sara Genin (gauche et centre) et Valérie Belin (droite).
L’HÉRITAGE SCHIAPARELLI : LE SENS DE L’EXUBÉRANCE DE DANIEL ROSEBERRY
Le parcours de l’exposition s’achève avec une salle à couper le souffle qui met en lumière les dessins et les créations de l’actuel directeur artistique de la maison Schiaparelli, Daniel Roseberry. Si le geste de Roseberry est tourné vers l’héritage de Schiaparelli, il donne une tonalité baroque donc très riche et très exubérante à l’esprit surréaliste de la maison. Le bijoux-fantaisie est omniprésent et traité de manière monumentale. De véritables sculptures de métal se déploient sur le corps féminin : seins coniques ornementaux, bijoux métonymiques comme les chaussures-doigts de pieds en or ou les boucles d’oreille en forme… d’oreilles. Certaines pièces sont très poétiques : le collier en forme de poumons porté par Bella Hadid au Festival de Cannes de 2021 ou la bague surmontée de longs ciseaux dorés que l’on peut voir dans la dernière partie de la salle.
Feu d’artifice de formes et de couleurs, les codes d’Elsa Schiaparelli sont réinventés à l’aune d’une modernité nouvelle et d’un directeur artistique prolifique. Dans une industrie acculée par le rythme effréné des collections où le vêtement est davantage pensé pour être mis en image, la haute-couture reste un écrin qui se maintient dans le hors-temps de la confection et du savoir-faire. Daniel Roseberry relève ce double défi en proposant des look visuellement forts ainsi que de très beaux hommages à certaines créations de la couturière italienne. C’est le cas de la majestueuse veste noire et rose – automne / hiver 2021-2022 – hommage émouvant au manteau aux deux visages de Cocteau. Plus de visages, reste une pluie de roses sur une veste dont la rondeur des manches rappelle la forme des deux visages qui s’embrassent.
Crédits photos : Les Arts décoratifs (à gauche) et Andreas Rentz (à droite).