Erwin Blumenfeld, le photographe qui glisse des messages

Une exposition sur la peinture à l’encre chinoise se tient au musée Cernuschi dans le VIIIème arrondissement de Paris. Brève mais complète, l’exposition regroupe des œuvres d’une finesse et d’une sensibilité rare, qui traversent les mœurs du XXème siècle. L’outil et la technique sont les mêmes au fil des époques alors que l’expression artistique se manifeste en un éternel renouvellement.

Autoportrait au Deardorff, NY, circa 1950. Crédit photo :© The Estate of Erwin Blumenfeld 2022.

« Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950 » au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (mahJ) est l’occasion de découvrir 180 photographies prises lors de la période la plus féconde de l’artiste. Conçue comme une odyssée transatlantique, l’exposition se consacre à la révélation du talent de photographe et à l’innovation stylistique qu’il apporte au métier. La révélation ne s’arrête pas là. Il suffit de lire entre les lignes ou bien d’observer de plus près le regard de l’artiste pour s’apercevoir que des idées en contrebande se cachent à même les photographies. 

Né à Berlin au sein d’une famille juive, Blumenfeld (1897-1969) s’initie à la photographie dès son plus jeune âge. Sa vie est mouvementée : ses voyages en Europe sont nombreux, il n’échappe pas à l’internement en France lors de la Seconde Guerre, et il s’installe définitivement aux États-Unis en 1941 avec sa famille. 

OMBRE ET LUMIÈRE : LA FORME AU SERVICE DU FOND

Son œuvre se décompose en jeu d’ombres et de lumières, car il favorise le noir et blanc. Ses choix stylistiques sont précurseurs d’une photographie expérimentale : les cadres sont serrés et il expérimente des techniques comme la superposition et la solarisation – inversion des densités d’une image qui intervient après une très forte surexposition. Il s’inspire de Man Ray, notamment pour les nus féminins, et explore l’utilisation des tissus, des voiles et des miroirs. Blumenfeld s’impose en tant que photographe avant-gardiste lors d’une période tourmentée de l’Histoire. Cela étant, la turbulence de l’époque, bien que ressentie, n’est pas montrée de manière explicite. Les tensions se sont glissées dans l’ombre des images. Que cachent donc les photos de Blumenfeld ?

Notre Dame de la Détérioration, vers 1930.
Hitler, Grauenfresse (Hitler, gueule de l’horreur) Pays-Bas, 193.

Crédit photos :© The Estate of Erwin Blumenfeld 2022.

Alors qu’il aiguise son talent de photographe grâce à ses expérimentations et à ses collaborations avec les marques de mode et de joaillerie, dès les années 1930, il capte sur pellicule la communauté Rom.La caméra reprend les stéréotypes souvent associés à ce peuple. Une image peut-elle être engagée lorsqu’elle représente un cliché ? Blumenfeld fait poser une femme avec son bébé en écho à la composition traditionnelle de la Renaissance : la Vierge et l’Enfant Jésus. L’image en question, Notre Dame de la Détérioration, fait référence au négatif entreposé dans une cave de Montparnasse pendant l’Occupation. Le titre n’est pas anodin ;l’image porte en elle le sort des centaines de milliers de victimes Roms, déportés par les nazis. 

Le destin de la famille Blumenfeld, juive, est aussi en jeu à cette époque. Les portraits de famille qui jalonnent l’exposition portent un regard sur l’univers intime de la famille en question. Blumenfeld capte ses enfants au bord de la rivière et à la montagne ; tout est paisible, rien ne semble annoncer la suite tragique des événements historiques. En effet, Blumenfeld sera interné à plusieurs reprises en France, sa fille le sera elle aussi dès ses 18 ans. Malgré les visages souriants, l’éclairage ombré des images en noir et blanc semble cacher la pesanteur d’une vie sous l’Occupation. Il faut imaginer qu’entre chaque photo prise vers la fin des années 1930 et le début des années 1940, il y a une brèche très fine qui sépare la survie de la mort. Blumenfeld aura-t-il l’occasion de prendre en photo sa famille le jour d’après ? En fin de compte, le destin s’éclaircit pour la famille du photographe : ils obtiennent des visas et prennent le bateau en 1941 à destination de New York.

“JE DÉCIDAIS DE FAIRE ENTRER LA CULTURE EN CONTREBANDE DANS MA NOUVELLE PATRIE, POUR LA REMERCIER DE M’ACCUEILLIR.”

Photo : Red Cross (Croix rouge), variante d’une photographie pour Vogue US mars 1945 © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022.

CONTRE L’IMAGE MARKETING, DES IDÉES EN CONTREBANDE

Une fois arrivé à New York, Blumenfeld se met au travail pour les géants de la mode : Boucheron, Mauboussin, Harper’s Bazar, Vogue. Il devient l’un des photographes de mode et de magazine les mieux payés de son époque ! Pourtant, il se trouve toujours en lutte avec la visée commerciale des photos et la pression de produire de jolies images sans fond. Il ne veut pas compromettre sa propre vision de la photographie et décide alors de cacher ses intentions à nos yeux.

Cette fois-ci, c’est l’Art qui se trouve dans l’ombre ! D’une part, ses explorations de sujets féminins continuent, et d’autre part, il arrive à détourner les contraintes du marketing à tout prix, et capte pour les revues de mode des images marquantes dont les sujets perdurent. C’est la beauté qui prime sur le produit.

Cette vingtaine d’années dans la carrière de Blumenfeld amorce une réflexion sur les sujets mis en lumière et l’inconnu hors cadre, qui guette dans l’ombre. Les photos ne sont pas des produits à but commercial. Pour Blumenfeld, il était question d’imaginaire. S’il a voulu faire entrer l’art en contrebande dans la photographie de mode, c’est parce qu’il lui était impossible de concevoir l’image sans liberté et sans beauté.

6. Sans titre (Margarethe von Sievers)
Sans titre (Natalia Pascov) New York, 1942

Crédit photos :© The Estate of Erwin Blumenfeld 2022.

La Perle

Exposition “Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950”
Du 13 octobre 2022 au 5 mars 2023
Musée d’art et d’Histoire du judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan
71 rue du Temple 75003 Paris
mahj.org
Instagram : @mahjparis