Tokyo, au temps de la faune urbaine

La Maison de la Culture du Japon à Paris propose de faire revivre la relation extraordinaire qu’entretenaient humains et animaux pendant l’ère Edo (1603- 1868) dans la ville du même nom, actuelle Tokyo. Un bestiaire au cœur de la cité.

Certains graveurs trahissent une volonté d’identification à l’animal Photo : Trente-deux façons d’être / Être~nte – Façon d’être d’une jeune femme de l’ère Kansei Tsukioka Yoshitoshi, 1888 – collection du Edo-Tokyo Museum.

À la Maison de la Culture du Japon, l’exposition « Un bestiaire japonais » raconte la coexistence entre animaux et habitants de la ville d’Edo, l’actuelle Tokyo du XVIIème au XIXème siècle. Une cinquantaine d’estampes provenant directement des collections du musée Edo de Tokyo illustrent, jusqu’au 21 janvier 2023, cette cohabitation fantastique, harmonieuse et le contexte historique qui l’a constituée.

UNE COHABITATION HARMONIEUSE ET SPONTANÉE

L’ordonnance de fermeture du Japon est prononcée au début du XVIIème siècle pour affirmer son indépendance vis-à-vis des nations étrangères, notamment de la Chine. Cette période marque le début d’une quasi-autarcie durant laquelle l’archipel connaît une paix durable, propice à l’émergence d’une bourgeoisie urbaine et marchande. L’absence d’échanges avec le reste du monde favorise également l’essor de codes artistiques proprement japonais, et, comme l’exposition le démontre, l’épanouissement d’une symbiose heureuse où humains et animaux cohabitent. On dispose de peu de témoignages mais les œuvres rassemblées suffisent à révéler une promiscuité surprenante pour des yeux contemporains. La présence de troupeaux de cerfs à Itabashi, un quartier de la Tokyo actuelle, insinuée par une peinture sur paravent, ébranle, à elle seule, l’image de la ville conçue jusqu’à présent, et suggère divers modes de relation humains – animaux, sans signe marquant de prédation.

Car cette dichotomie ne va pas de soi en terre nippone : en distinguant l’animé de l’inanimé, la langue japonaise place d’emblée les animaux dans la même catégorie mentale que les humains. Le suffixe -san s’utilise aussi bien pour les enfants que pour les animaux : presque personnifiés, ces derniers jouissent d’un statut égal à celui des personnes. Les graveurs représentent volontiers chiens et chats, vaquant aisément dans les rues agitées de la capitale, ou encore négligemment allongés au milieu d’elles. Piétons et conducteurs seront priés de les contourner ! À une époque où l’alimentation est très peu carnée, l’heure est à la compassion : le décret de commisération à l’égard des chevaux, instauré en 1688, punit de mort tout individu ayant abandonné une bête malade. 

Avec les animaux domestiques, les interactions sont marquées par la complicité et une affection réciproque. Chien confident, chat espiègle, caille chanteuse ; ces compagnons regardent autant qu’ils sont l’objet de l’attention, écoutent autant qu’ils font entendre leur voix. Certains graveurs – les plus adroits – choisissent des angles parfois impromptus : sous l’aile d’un aigle, derrière la croupe d’un cheval… Ce parti pris trahit une volonté si ce n’est d’identification à l’animal, du moins de valorisation de celui-ci : le spectateur n’a pas d’autre choix que d’adopter le point de vue proposé, fruit de l’imagination de l’artiste.

“AVEC LES ANIMAUX DOMESTIQUES, LES INTERACTIONS SONT MARQUÉES PAR LA COMPLICITÉ ET UNE AFFECTION RÉCIPROQUE.”

Paravent du concours de chants de cailles – Anonyme, fin de l’époque Edo – seconde moitié du XVIIIe siècle – collection du Edo-Tokyo Museum.

SYMBOLES ET TALISMANS

L’ère Edo (1603- 1868) est celle des estampes ukiyo-e : délaissant les scènes religieuses, les artistes choisissent de représenter le spectacle de la nature et de traduire la fugacité des choses. Le système duodécimal, c’est-à-dire de base 12, servant à donner les dates, les heures et même les directions, est incarné par des animaux qui servent du même coup à figurer le cycle des saisons et le calendrier, devenus thèmes de prédilection. Hirondelles de la saison des pluies, chant des insectes au début de l’automne, pêche à la bonite en été : les motifs calendaires sont invariablement associés à la faune qui participe au rythme des saisons, celles-ci étant très caractérisées au Japon.

Au-delà de leur signification systémique, les animaux sont de véritables symboles servant à conjurer le mauvais sort. Les tortues et les grues sont des signes de longévité, les araignées d’espoir, et les souris, envoyées de la divinité Daikokuten, incarnent la prospérité, à tel point que certains commerçants en élevaient dans leur boutique.

D’autres, comme la chouette, sont affichés dans les chambres d’enfants pour éloigner certaines maladies. Bon ou mauvais augure, les animaux servent une approche spirituelle de la nature dans laquelle tout est signifiant. La simplicité du trait, l’économie de moyens et le fond neutre, qui place la scène dans un lieu indéterminé, renforcent le caractère totémique des animaux qui sont vecteurs de sens. Par la suite, avec le déclin de l’aristocratie militaire et le développement urbain et financier du pays, la valeur prophétique des animaux s’estompe pour laisser place aujourd’hui à la mode kawaii, relative à l’actuelle pop culture japonaise.

Coutumes et bonheurs de l’Est : Les souris de la prospérité Yôshû Chikanobu, 1890.
Estampe hôsô-e : Hibou Utagawa Kuniyoshi, 1812-1860.

Crédit photos : Collection Edo-Tokyo Museum.

ET L’OCCIDENT RENCONTRE LE JAPON

A la fin du XIXème siècle, le Japon s’ouvre au commerce extérieur et aux influences étrangères. Les témoignages d’Européens en voyage prennent le relais des gravures japonaises et offrent un nouveau regard sur la culture locale. Si la vogue des estampes est lancée en Europe, qui affiche son goût pour le japonisme, un courant relatif à l’esthétique nippone, le Japon lui aussi s’approprie les codes occidentaux : le bleu de Prusse, pigment inédit de ce côté-ci du globe et donc perçu comme exotique, est importé par les Hollandais dans le port de Nagasaki.

Mais ces commerçants n’ont pas les cales seulement chargées de produits de consommation, ils apportent aussi avec eux des animaux jusque-là inconnus des Japonais : éléphants, dromadaires, tigres et panthères deviennent des attractions incontournables de la bourgeoisie nippone. Le premier zoo japonais, construit sur le modèle de celui de Vincennes, voit le jour en 1882. Cirques, hippodromes et misemono, sortes de spectacles de fête foraine, modifient substantiellement la relation que les Japonais entretiennent avec les animaux. Cela se ressent dans la représentation qui changent de nature. Fauves et pachydermes, aux contours rugueux, sont contorsionnés pour insister sur leur caractère sauvage. Ils semblent relégués au rang de protagonistes du kabuki, ce théâtre épique traditionnel adepte des mises en scène élaborées, des effets spectaculaires et des dispositifs scéniques. Les animaux ne sont plus ici les égaux des hommes, mais bel et bien des bêtes dont la captivité est soulignée par des compositions rigoureusement géométriques. L’âge d’or de l’Edo s’en est allé.

L’exposition parvient à transmettre l’image d’une symbiose réussie entre les humains et les animaux qui, loin d’être cantonnés à un rôle subalterne, semblent à leur place dans cette Edo des estampes. On trouve des reliquats de cette relation oubliée dans la culture japonaise actuelle : les cerfs de Nara, qui vaquent en liberté dans la ville, le chat Tama, devenu chef de gare, ou bien encore les créatures du réalisateur Miyazaki, sont comme de lointains échos de cet eldorado paisible qui se déploie sous nos yeux. Délectation visuelle garantie.

“À la fin du XIXème siècle, ils apportent aussi avec eux des animaux jusque-là inconnus des Japonais / élépha~oto / Grand éléphant des Indes nouvellement arrivé au Japon par bateau Ryôko, 1863 – collection du Edo-Tokyo Museum.

La Perle

Exposition “Un bestiaire japonais”
Du 9 novembre au 21 janvier 2023
Maison de la culture du Japon à Paris
101 bis Quai Jacques Chirac 75015 Paris
www.mcjp.fr
Instagram : @mcjp_officiel