Alaïa/Elgort : sculpter le corps et le décor

Styliste et photographe de mode, le duo Azzedine Alaïa et Arthur Elgort ont travaillé ensemble au service du corps féminin. A la Fondation Alaïa, l’exposition “En liberté” révèle une passion commune pour la sublimation de la silhouette et de l’habit, devant comme derrière l’objectif.

La collaboration entre Arthur Elgort et Azzedine Alaïa offre un hors-champ de la mode tout en instantanéité et en fragilité. Crédit photo : Sara Genin.

L’un couturier, l’autre photographe de mode, Azzedine Alaïa et Arthur Elgort se rencontrent dans le Paris des années 1980 autour d’un goût commun pour le corps féminin, le mouvement et la liberté. À rebours de la prise de vue en studio et des poses statiques imposées aux mannequins, la collaboration entre Arthur Elgort et Azzedine Alaïa offre un hors-champ de la mode tout en instantanéité et en fragilité. À voir à la Fondation Azzedine Alaïa jusqu’au 20 août 2023. À l’étage de la Fondation on peut aussi découvrir le Studio du couturier, ouvert au public pour la première fois et accompagné d’une seconde exposition photo : « Formes et patrons d’Azzedine » par le photographe Thomas Demand.

UNE ARCHITECTURE DU VÊTEMENT

La scénographie de l’exposition repose sur une enfilade de panneaux blancs où sont disposées les photographies d’Arthur Elgort ; derrière chaque panneau est caché un vêtement. Dispositif intelligent qui met en jeu l’imagination du spectateur : la photo est portée à notre regard avant le vêtement. On est d’emblée face à des phantasma, des images ou des fantômes du vêtement, l’objet-vêtement étant caché derrière l’image.

Une des premières photographies montre Azzedine Alaïa au 18 rue de la Verrerie, ancien dépôt du BHV devenu lieu de vie et de travail du couturier. Petit et seul face à sa création, il lance un regard face caméra qui crée une proximité avec le spectateur, témoin de cet étrange portrait. Le cadrage étonnant montre le couturier, silhouette noire esseulée à l’arrière-plan face à une architecture en fer forgé qui semble démesurée. La dimension architecturale de ce décor semble faire écho à la place si importante de la sculpture et de l’architecture dans les créations du couturier, destiné à l’origine à une carrière de sculpteur.

Le décor photographique (ensemble des éléments qui contribuent à l’aménagement esthétique) fonctionne comme un double du corps qui souligne l’architecture du corps et du vêtement. Paradoxalement très épuré et à première vue quasiment inexistant, le décor est à la fois absent et structurant chez Elgort.

“Le décor est à la fois absent et structurant chez Arthur Elgort.”

Arthur Elgrort and Grethe Holby Elgort, New York City, 1987. Crédit photo : Arthur Elgort.

Cette idée de double décor et des corps est très claire dans la photographie Joan Severance (1982 ) : le corps du mannequin au premier plan est deux fois souligné par le décor – une femme en arrière-plan, mains sur les hanches et un projecteur au second-plan dont la forme dédouble la silhouette initiale. De même dans Naomi Campbell rue de la Verrerie (1987), l’architecture derrière le corps du mannequin fait penser aux constructions anciennes et architecturées des robes anciennes, crinoline ou panier.

Aussi la prégnance du double est en prise avec l’idée de fantôme. Le vêtement devient immatériel à travers l’image d’Arthur Elgort. Dans Frederique van der Wall (1985) on remarque un travail de l’ombre expressionniste, au sens cinématographique du terme, renforcé par l’usage du noir et blanc : le corps du mannequin est véritablement dédoublé par une ombre démesurée qui enveloppe la silhouette.

Double décor, double des corps, on pense aussi à la doublure d’un vêtement : ce qu’on cache et qui est pourtant au plus près de la peau. Le travail si architectural du vêtement chez Azzedine Alaïa est à la fois souligné et court-circuité par le décor et le travail de la lumière. Il en souligne la sculpturalité et semble à la fois saisir quelque chose d’impalpable et d’invisible dans le vêtement.

“Le travail si architectural du vêtement chez Alaïa est à la fois souligné et court-circuité par le décor et le travail de la lumière.”

Naomi Campbell et Azedine Alaia, Paris, 1986. Crédit photo : Arthur Elgort.

HORS CHAMP DE LA MODE

Le travail photographique d’Arthur Elgort est étonnant car il documente le hors champ de la mode, les zones rarement mises en lumière par l’objectif des photographes. Dans Yasmin le bon et Alaïa (1985,) on voit ce qu’on imagine être le hors-champ d’une prise de vue en studio.

Les deux photos Azzedine Alaïa et les mannequins documentent, elles, ce qui est rarement montré au public : l’après-défilé, les moments de joie dans la rue. La spontanéité et l’originalité des moments choisis par le photographe brouillent les codes de la photographie de mode. On est dans un hors-champ et un hors-temps de la représentation médiatique de la mode.

C’est aussi ce qu’il se passe en dehors du champ de l’appareil photo qui intéresse Arthur Elgort : certaines photos sont posées comme dans les codes de la photographie de mode mais il y a toujours un détail qui ouvre vers l’ailleurs : l’ombre d’une fenêtre qui se découpe sur le sol, un miroir ou une ouverture grillagée qui replace les corps du côté du phantasma.

Naomi and Azzedine Alaia 04.05.1987. Crédit photo : Arthur Elgort.
Veronica Webb and Azzedine Alaia, Paris, 1986. Crédit photo : Arthur Elgort.

Crédit photos : Arthur Elgort.

Figures fantomatiques ou déjà images en disparition ? La photographie est évidemment en prise avec l’instantanéité mais plus encore avec la disparition, avec les fantômes. On voit déjà du fantôme dans les créations d’Alaïa elles-mêmes. Dans Naomi Campbell et Azzedine Alaïa, New York City (1987) on voit cette étonnante robe dont le zip dépouille le corps de son écorce, couche extérieure de l’arbre et étymologiquement traduit par une sorte de « manteau de peau ».

Si Arthur Elgort documente le hors-champs de la mode on est aussi dans le hors champ du vêtement lui-même. La série de photographies de Thomas Demand présentée au premier étage prolonge le propos et interroge sous un angle plus conceptuel le hors champs de la fabrication du vêtement. Les patrons d’Azzedine Alaïa, photographiés comme des sous-couches épidermiques, tantôt cartonnées tantôt transparentes, sont suspendues à la manière des animaux dans les natures mortes. Premiers tracés, premières découpes, autant de choses qui entreront dans le champ de l’invisible et du fantomatique.

La Perle

Exposition “Azzedine Alaïa, Arthur Elgort. En liberté”
Du 23 janvier au 20 août 2023
Fondation Azzedine Alaïa
18 rue de la Verrerie 75004 Paris
fondationazzedinealaia.org
Instagram : @fondationazzedinealaia