Une seule histoire vous manque et tout est dépeuplé. Un peu comme un roman – ou une série – voyez-vous ? Des semaines durant, vous avez suivi et aimé les personnages, les intrigues, les rebondissements rencontrés. Et puis, un jour sans crier gare, vient l’heure maudite du dernier épisode. De la dernière et ultime page. Frustré comme assouvi, votre soif de récit en prend un coup. Sentiment que connaît bien Henri Matisse, lui qui, comme un roman, se dévore au Centre Pompidou.
PEINDRE POUR PALLIER L’ENNUI
Cette métaphore n’est pas tout à fait la mienne. Prétentieuse, je la tire des mots de l’écrivain Paul Aragon, qui, à la question : « pourriez-vous faire un portrait de Matisse ? » avait très subtilement répondu :« oui, si c’est un roman ». Personne ne le contredira. Ni moi, ni la myriade de visiteurs qui ont accompagné ma visite solitaire : à l’image du livre qu’on qualifie bien souvent de voyage sur papier, l’œuvre magistrale d’Henri Matisse ouvre le visiteur à ses couleurs, ses formes, ses paysages nouveaux et ses scènes familières – ou peut-être s’agit-il du contraire ? Toujours est-il, c’est près de 230 œuvres que nous découvrons d’une traite et qui, même des jours, des semaines après, restent en tête.
L’exposition rétrospective se montre d’autant plus évocatrice lorsqu’on sait qu’Henri Matisse, jeune notaire en devenir, délaissa les chiffres et les contrats pour les pinceaux et les toiles à la suite d’un confinement contraint et forcé : alité à 20 ans après une lourde crise d’appendicite, il se met à peindre pour pallier à l’ennui. « À partir du moment où j’avais cette boîte de couleurs dans les mains, dit-il, j’ai senti que c’était là qu’était ma vie ». Tirez vos conclusions : l’enfermement, croyez-le, a du bon.
PEINDRE POUR RACONTER
Forte de son hédonisme coloré, de ce bol d’air naïf et léger, l’exposition Matisse peut à ce sujet, servir d’inauguration culturelle à nos déconfinements respectifs. Mais une fois dehors, me direz-vous, ce n’est pas au musée que vous souhaiteriez vous plonger. Détrompez-vous : de la Fenêtre à Tahiti jusqu’à la chambre de l’Odalisque en culotte rouge, des esprits bleus et dansants au repos d’une Marguerite Lisant, c’est une ode à la vie à 360° que d’un simple coup d’oeil, nous savourons. Un goût précieux pour la beauté, d’où qu’elle vienne. Ce qui, au temps des voyages avortés et des découvertes inassouvies, est un gain de temps non négligeable. Aussi, d’espaces en espaces, neuf pour être précis, il apparaît aux visiteurs du Centre Pompidou les différentes tranches de vies et de détours qui ont enrichi, de 1900 à 1954, la palette du maître fauve.
Palette d’autant plus indélébile qu’elle constitue une manière universelle de voir le monde : une femme nue reste partout une femme nue, la Sieste et la paresse se pratiquent en tous lieux. Quant à la lecture : il est autant de Liseuses que d’histoires à raconter. Aussi, les dernières œuvres d’Henri Matisse (à partir de 1948) sont celles du point final, de la boucle bouclée : les toiles garnies se changent en signes et symboles colorés preuves d’une empreinte intemporelle dans l’Histoire de l’art. Autant vous dire que si l’œuvre de Matisse se lit comme un roman, elle a, dispensée des affres du temps et de la mode, toute sa place sur l’étagère des grands classiques.