L’IRRÉDUCTIBLE COMMUNAUTÉ DE HARA SGHIRA
Fédérée autour de la synagogue de la Ghriba, la communauté juive de Djerba (Tunisie) est une des plus anciennes du monde. Selon la légende, le temple aurait été bâti au VIème siècle avant notre ère par des prêtres venus de Jérusalem après sa destruction par les Babyloniens. Fortement attaché à son pays natal, et soucieux d’en préserver les traditions, le photographe Jacques Pérez a su pénétrer au sein de cette communauté orthodoxe qui a maintenu des rites millénaires. Ses clichés sont exposés, jusqu’au 31 décembre 2022, au musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Des clichés pris sur le vif lors de la criée aux poissons, au cours de laquelle un patriarche orchestre la vente auprès d’une foule attentive. Plus loin, une scène de marché de rue dont l’équilibre chromatique n’a d’égal que la tendresse du photographe, qui fige une scène de la vie quotidienne dans sa plus grande honnêteté.
Mais si la vie de la communauté se structure en partie autour des activités commerciales, le photographe nous invite également à l’intérieur des maisons, et notamment dans celle d’un artisan bijoutier, qu’on peut voir à l’œuvre à son atelier. La lumière naturelle et le bleu tunisien, omniprésent dans l’exposition, magnifient le geste technique qui témoigne de la conservation d’un savoir-faire traditionnel, et d’une volonté du photographe de le fixer sur la pellicule pour le préserver. Il en va de même pour d’autres portraits : Asher Achouche, Rahamin Haddad et Dibi Bchiri semblent photographiés à leur insu en pleine besogne quotidienne. Car, les photographies ne vont pas sans les noms des sujets photographiés ; c’est ce qui, en plus de la démarche profondément bienveillante et respectueuse de Pérez, imprègne les clichés d’un humanisme flagrant. D’autant plus que chaque photographie semble quasi toujours se concentrer sur une personne en particulier, un sujet aisément identifiable au milieu de la foule et sur lequel notre regard est invité à se poser. Bien au-delà de la photographie de voyage – Pérez, du reste, ne photographiait jamais ses visites touristiques -, l’exposition relève en fait d’une virée dans l’intimité familiale et religieuse des familles qui forment la communauté de Hara Sghira.
“L’EXPOSITION RELÈVE D’UNE VIRÉE DANS L’INTIMITÉ FAMILIALE ET RELIGIEUSE DES FAMILLES DE LA COMMUNAUTÉ DE HARA SGHIRA.“
Crédit photo : Repas familial lors de la fête des Cabanes, 1979-1980 Jacques Perez.
DJERBA EST UNE FÊTE
La synagogue de la Ghriba fait l’objet d’un pèlerinage annuel qui rassemble plusieurs milliers de personnes et à l’occasion duquel la ville se transforme en vaste place des fêtes, scandée de processions, performances musicales et autres scènes liturgiques juives. C’est cette euphorie des festivités que transmet la série photographique qui lui est consacrée, dans laquelle des scènes de cantillation -lecture rythmée et mélodieuse de la Torah- côtoient des portraits de croyants en plein acte de dévotion personnelle. Juifs, musulmans, touristes ou simples badauds : chacun participe à l’effervescence dans une communion porteuse d’espoir. Certaines scènes de négoce ou d’échange impliquant juifs et musulmans indiquent une cohabitation paisible voire de forts liens d’amitié, délicatement soulignés par les cartels qui précisent, selon la pertinence, l’obédience religieuse des personnes photographiées. La variété des héritages, préservés par le caractère insulaire de Djerba, dénote un syncrétisme unique établi comme une évidence par la spontanéité des clichés. Aujourd’hui menacé par les difficultés économiques, le patrimoine immatériel de Djerba semble retrouver de sa vigueur par le maintien du pèlerinage, qui s’impose comme un assaut contre une certaine modernité, néfaste, et dont les travers sont exacerbés par le tourisme.
Crédit photos : Pèlerinage annuel à la Ghriba, 1979-80 Jacques Perez.
L’OFFICE, LE TEMPLE, LE TEXTE
Dieu créa le monde en six jours, et le septième, il se reposa. Ce septième jour, le Shabbat (”cessation” en hébreu), est célébré de façon très différente à travers le monde. Néanmoins, c’est toujours autour du texte et de sa lecture, qu’elle soit collective ou individuelle, que se structure cette fête hebdomadaire. A raison d’un chapitre de la Torah par semaine, cette lecture cadence la vie de la communauté et sert de repère temporel commun. Elle débute au nouvel an juif, Rosh Hashana, et se termine douze mois plus tard. Un éternel recommencement qui rappelle que, dans la religion juive, le temps est intermédiaire et précaire : le croyant vit dans une attente dite messianique, celle du retour du messie à la fin des temps.
Au fil de l’exposition, les portraits à mi-corps font la part belle aux scènes d’échange, de prière et surtout de lecture biblique : autant de représentations qui mettent en exergue l’importance que revêtent l’introspection et la réflexion dans la liturgie juive. La lumière naturelle qui pénètre dans la synagogue, sculptée par l’architecture, nimbe les visages et leur procure un caractère solennel. Cette exploitation de l’espace par Pérez n’est sans doute pas anodine ; elle évoque le fait que, dans le judaïsme, le temple n’a pas de valeur sacrée en soi ; il prend sens dans l’occupation qu’en font les fidèles. La synagogue n’est pas photographiée en tant que monument, mais bel et bien comme un espace habité ; le cadre architecturé structure les compositions et accueille les fidèles dans leur dévotion, tant et si bien que les deux paraissent indissociables.
Quoiqu’il en soit, l’exposition offre un panorama exhaustif des traditions et rituels de Hara Sghira, sans jamais tomber dans la mise en scène. Elle nous propose de partager le regard humble d’un amoureux de son pays désirant fixer les us et coutumes de cet écrin patrimonial unique.