« Les rues de Paris ne sont plus sûres » disait l’humoriste Pierre Desproges. Et il faut bien le dire, nous non plus.
Depuis la libération tant attendue du 11 mai, nous avançons à tâtons. D’abord timidement juste pour faire un tour, puis comme la bicyclette, nous retrouvons nos quais, nos terrasses, nos habitudes, comme si nous les avions quittées hier.
Mais alors que d’audacieux parisiens reprennent doucement du terrain, Reuben Attia voit quant à lui les choses en grand : journaliste de profession, le photographe fait de notre capitale fraîchement déconfinée un circuit de montagnes russes tout à fait surprenant.
Comme une longue série de promenades surréalistes, Reuben utilise son compte Instagram pour tordre rues, ponts et avenues. Nos repères bousculés, nous assistons, entre songe et réalité, au Paris sans dessus-dessous d’un jeune artiste en proie à plusieurs dimensions.
Comment es-tu devenu photographe ?
C’est une vocation qui m’est venue assez tard. Je n’ai commencé la photographie qu’à 19 ans, j’en ai aujourd’hui 24. J’ai d’abord fait des études littéraires durant lesquelles j’ai étudié l’œuvre de grands artistes, de grands auteurs. Au début, c’était donc difficile pour moi de me placer dans un tel référentiel – celui des artistes – et d’oser créer.
Mais à vrai dire, je ne me suis pas vraiment posé la question. Je me promène souvent dans Paris, toujours avec mon téléphone ou mon appareil photo en main. Je ne me suis donné la casquette de photographe qu’au moment où j’ai commencé à publier mes photos. Quand je les gardais pour moi, je ne m’accordais pas ce statut-là.
Au départ, mes photos étaient d’ailleurs assez classiques, je ne retouchais pas grand chose. Et puis un jour, j’ignore pourquoi, j’ai pris une de mes photos de la Tour Eiffel puis je me suis dit que ça serait drôle de la voir se tordre un peu. Que ce soit en photo, en littérature, ou dans n’importe quelle autre discipline artistique, je trouve que l’important n’est pas tant de retranscrire la réalité mais plutôt notre propre perception des choses. Et en ce qui me concerne, je perçois Paris de manière assez tordue, sinueuse, multi-facette.
Tu as fait de Paris un véritable terrain de jeu photographique. Ta relation avec cette ville doit être très spéciale…
Paris est d’abord la ville où je suis né et où j’ai grandi.
Je fais aussi beaucoup d’insomnies, ce qui m’a beaucoup amené à marcher dans la ville en pleine nuit. Et comme je déteste aussi tous les transports en commun, j’essaye le plus souvent de me déplacer à pied, de marcher le plus possible, même en journée.
Je n’invente rien en disant cela mais il suffit de lever la tête dans Paris pour se rendre compte de tout ce qu’il y a à voir, de tous les détails qu’on peut y découvrir. On peut trouver quelque chose dans une rue et tomber dans une ambiance totalement différente la rue d’après. C’est ce qui me fascine. J’ai donc eu envie d’aller photographier tout ça, de la transformer aussi. C’est la ville que je connais le mieux.
Avec tes photos, tu étires et déformes l’architecture parisienne. Une idée pour le moins audacieuse n’est-ce pas ?
Ce qui est intéressant en photo, c’est de donner sa propre perception de ce que l’on fait. Ça passe par le cadre, par le matériel qu’on utilise où par les filtres qu’on ajoute. À partir de là, pourquoi ne pas aller plus loin ? Chercher à modifier le plus possible ?
Je ne sais pas si ce que je fais est vraiment audacieux, mais on a en tout cas la chance d’avoir des plateformes et des outils qui nous permettent de numériser notre travail, de proposer quelque chose qui n’est pas réel, qu’il est possible de complètement dématérialiser. Je trouve donc intéressant d’aller au bout de cette démarche, d’aller créer des choses qui n’existent pas.
L’idée est de montrer comment je perçois Paris, comment je conçois ma ville idéale. Paris reste la ville ou j’ai envie d’exister de toute façon. Mais pourquoi ne pas aller plus loin, et créer une ville qui me plairait plus encore ? Au fond, ma page Instagram, c’est un peu ça ; c’est là où j’ai envie d’exister.
Tu joues donc sur plusieurs dimensions visuelles. Quel esprit cherches-tu à renvoyer ?
Mon objectif est plus de retranscrire la manière dont je rêve Paris. Quand je suis devant un paysage et que je ferme les yeux, je me demande ce que j’ai envie de voir, ce qui pourrait se passer si j’étais dans un rêve.
Je ne sais pas si on peut vraiment parler d’absurde. Mais c’est vrai qu’au début, je déformais complètement mes photos et on ne reconnaissait plus rien. La plupart du temps, j’essaye de garder une base de réel et de rendre davantage le passage vers quelque que chose qui n’existe plus.
[ Entre songe et réalité ? ] Oui. Ce qui m’intéresse c’est vraiment ce moment de basculement entre les deux mondes, cet entre-deux entre ce que j’observe et ce que tout le monde peut observer du même point de vue, et la transformation à laquelle je souhaite aboutir.
On pourrait presque parler d’abstraction, non ?
Tout à fait. Il y a une chose qui me déplait en art – et ce, quelque soit la période où les artistes – c’est la prétention à vouloir retranscrire le réel. Même en photo, et même lorsqu’on ne retouche rien, on choisit tout de même un point de vue, un format, un cadre et donc une perception. L’abstraction tend plus au fantasme. Je trouve, par exemple, incroyable de vouloir transformer la Seine en tourbillon et de pouvoir retranscrire le tout. À quoi vas-tu rêver, comment vas-tu faire pour retranscrire ces rêves ? C’est ça pour moi, l’abstrait.
Parfois, j’ai une idée précise de ce que je veux obtenir. Mais la plupart du temps, à force de déformer, j’en viens à travailler au hasard, à obtenir des choses auxquelles je ne pensais pas du tout au départ. Commencer à créer quelque chose et n’avoir aucune idée de ce qui va arriver à la fin, c’est ce que je préfère dans la création. Quelque soit la photo que je vais prendre ou le texte que je m’apprête à écrire, j’attends juste le moment où je serai satisfait.
Pour plus d’immersion, tu colles des textes à certaines de tes images. Pourquoi ?
En photo, je trouve frustrant de n’utiliser qu’un seul format, qu’un seul support. Alors qu’avec le texte, on peut justement apporter de la profondeur. Pour moi, ce sont vraiment les photos qui vont venir illustrer le texte et non l’inverse. On a tendance à donner à l’image le rôle d’illustration alors qu’un texte peut être beaucoup plus illustratif qu’une image. Je souhaite inverser la tendance.
J’ai d’abord tenté de poster les textes sur Instagram mais ça ne rendait pas grand chose. Je n’étais pas très doué et je pense que je n’assumais pas beaucoup non plus. En fait, je n’ai aucun problème à assumer de retoucher complètement mes photos mais j’ai plus de mal à assumer mes textes et mes poèmes. Tu sais, ce côté « je me prends pour Baudelaire »… Je n’avais pas du tout envie de tomber là dedans, de renvoyer une image qui ne me ressemble pas. Autant on sait accorder aux photos très retouchées un aspect contemporain, autant on va plutôt associer la poésie aux siècles passés. C’est sûrement pour ça que je me suis mis à écrire en anglais, je me suis dit que ça passait mieux (rire).
Il parait que tes photos ont atterri en Inde ! Peux-tu nous en dire plus ?
Cette histoire n’a aucun sens ( rire ). Je partage donc mes photos sur Instagram et sur Facebook. Et un jour, j’ai reçu un message d’un homme qui m’explique qu’il est le directeur de l’Agence Française d’Ahmedabad en Inde – un regroupement installé partout dans le monde qui représente la culture française à l’étranger. Il m’a expliqué qu’il aimait bien mon travail puis il m’a proposé de faire une exposition dans ses locaux à Ahmedabad. Il voulait que je vienne, que je fasse une conférence pour parler avec les étudiants.
Avec le confinement, on a dû passer l’exposition en version virtuelle Mais ce qui est justement génial, c’est que l’exposition est maintenant consultable tout le temps. On m’a laissé une liberté totale : sélectionner les photos et les textes que je souhaitais montrer mais également la manière dont je souhaitais les exposer.
J’avais vraiment l’envie de créer un chemin dans Paris avec à chaque fois, une photo et un texte pour illustrer différents lieux et promenades. Cette exposition est aussi la ligne la plus drôle sur mon CV (rire). Elle m’a donné confiance dans ce que je fais. C’était la première fois qu’on s’intéressait vraiment à mon travail.
Si tu ne devais choisir qu’une seule photo de ton répertoire, laquelle serait-elle ?
C’est cette photo de la Statue de la Liberté, à Paris.C’est une des premières photos que j’ai retouchées. C’est aussi la première fois que je me suis dit qu’on pouvait déformer un monument en lui accordant encore plus de sens. C’est une symétrie toute bête de la Statue mais c’est aussi une façon de lui apporter une seconde dimension, quelque chose de nouveau.
Le coin parisien que tu as préféré photographier…
J’ai eu un vrai problème avec la Pyramide du Louvre (rire). Pendant longtemps, je me suis senti obligé de passer devant, de la prendre en photo, de la retoucher. Je pense que cela vient de son aspect déjà assez surréaliste, presque abstrait. Il y un contraste qui se crée avec le reste du musée et c’est ce contraste qui m’a donné envie de la retoucher.
As-tu songé à jeter ton dévolu sur d’autres villes ? Lesquelles ?
J’ai un immense regret : j’ai eu la chance de beaucoup voyager plus jeune avec ma famille mais je n’ai jamais pris un appareil photo pour immortaliser ce que je voyais. A l’époque, je n’avais pas du tout ce réflexe. Mais aujourd’hui quand je vais voir ma grand-mère en Israël, j’ai pris l’habitude de déformer Tel Aviv. Je me suis aussi beaucoup amusé en réalisant la série « Eye sea you » sur les plages de Tel Aviv.
Avec Paris, tu te retrouves souvent face à la même architecture et ça devient parfois difficile de réinventer ce que l’on fait. Grâce à Tel Aviv, j’ai eu accès à des paysages différents. Mais oui, j’aimerais beaucoup aller faire un tour dans différentes villes pour ensuite proposer de nouvelles choses.
Le confinement a fait de Paris une ville déserte. Ce cadre de travail t’a-t-il inspiré ?
J’ai un côté très solitaire. J’aime le silence. Le confinement a donc été une période prolifique pour moi. J’ai pu aller me balader dans la ville, me poser, observer… Le rêve de tout asocial, c’était vraiment génial (rire).
Je pense en fin de compte que pour poser ta création, même si tu as la rage et la passion de créer, tu as besoin de calme et de silence. Le confinement était parfait pour cela.