Jean Samuel Halifi : libérer l’art contemporain

L’artiste est aussi le co-fondateur de l’Atelier de Paname, un incubateur d’artistes dédié à la jeune création. Avec sa compagne et artiste Salomé Partouche, ils s’emploient à rendre l’art accessible à tous.

« De toute façon l’art contemporain, c’est pour les connaisseurs ». J’aimerais dire qu’il s’agit d’un cliché. Mais en réalité, j’ai croisé beaucoup trop de visages interloqués ou d’expressions réticentes pour contredire cette formule. Pour ma part, je n’ai pris goût à l’art contemporain qu’une fois m’y être réellement penchée. Il faut dire qu’à moins d’être le fils d’Andy Warhol, peu d’entre nous baignent, dès le plus jeune âge, dans les installations, performances et autres créations un peu loufoques de notre époque. C’est bien dommage.

Car lorsqu’on rencontre Jean Samuel Halifi, on comprend à côté de quoi l’on passe. Artiste plasticien et co-fondateur de l’incubateur artistique, l’Atelier de Paname, son parcours comme son travail rappelle à quel point l’artiste est un membre à part entière de la société… à la différence que lui, ne la subit pas. Il préfère s’en nourrir. Avec ses œuvres, il invite tous les publics à se pencher sur des messages forts de sens… et par la même occasion sur l’art contemporain.

Lors de cet entretien, il a accepté de me parler de son œuvre, sa vision de l’art mais par-dessus tout, de son aspiration à pousser, publics de tous milieux et jeunes artistes vers un même objectif : la démocratisation de l’art contemporain.

Comment es-tu devenu artiste ? 

Alors moi j’ai eu un parcours assez atypique : j’ai fait tous les collèges et lycées de Paris, j’étais un mec assez turbulent. Et l’année du bac, je me suis fait renvoyer de mon lycée. A ce moment-là, c’est mon beau-frère qui m’a proposé de venir bosser chez lui. Il avait un petit studio de création dans le XIème arrondissement de Paris. Il dessinait, sculptait mais faisait aussi un peu de graphisme et de communication pour faire tourner le studio. 

Je ne pensais pas que ça serait un tournant, mais ça l’a vraiment été puisque je me suis senti très bien là-bas. Mais par-dessus tout, il m’a appris à peindre et à dessiner. Une sorte d’initiation. Tout ce chemin un peu chaotique m’a mené vers ça. Je me suis rendu compte qu’artiste était ce que j’étais, et que je ne ferai pas autre chose de ma vie. 

À la fin de cette année chez mon beau frère, vers 17-18 ans, il m’a quand même encouragé à reprendre l’école, faire une formation de dessin et de peinture un peu plus classique. Je suis donc entré à l’école de direction artistique Penninghen. J’y ai appris les bases. 

Je ne voulais pas me spécialiser dans les branches proposées à Penninghen. Ce que je voulais, c’était faire les Beaux Arts. C’est donc un an plus tard que je suis parti aux Ateliers de Sèvres. J’y ai rencontré Salomé ( ndlr, Salomé Partouche, artiste plasticienne, co-fondatrice de l’Atelier de Paname, elle aussi, et compagne de l’artiste ). Je préparais les Beaux Arts et elle, à la Saint Martins de Londres. Je ne les ai pas eu, ce qui a finalement été un mal pour un bien puisque j’ai suivi Salomé à Londres. Pendant trois ans, j’ai commencé à travailler, à bosser sur mes projets. Dans notre chambre d’ami, devenue studio résine, sont nées nos premières œuvres, notamment le prototype de mon Armée. Avec ça, on a commencé à avoir quelques sollicitations, mais à Paris. On est donc revenus en France où l’on a ouvert l’Atelier de Paname à Saint Ouen. 

Ton travail semble pour le moins « touche à tout » puisque tu fais appel à plusieurs disciplines artistiques.Y a t-il une démarche commune à toutes tes œuvres ou choisis-tu plutôt d’explorer différentes idées au travers des ces disciplines ? 

Mes projets naissent par écrit. Une idée, un projet, quelque chose qui m’interpelle. Le dessin et les croquis qui suivent sont une sorte d’écriture technique. Je prends alors une décision : est ce que je vais partir sur une toile, sur une sculpture, sur une installation… ? 

Je n’ai pas de thème récurrent mais ce qui m’intéresse, c’est vraiment la société contemporaine, le moule dans lequel on va devoir se fondre et sans lequel on est marginal, mis à l’index. C’est souvent une capture d’écran de la société. Mon premier projet était donc une armée de jouets qui évoque l’homogénéisation de la société. Des jouets qui sont tous différents et qui finissent par être identiques. 

Mon second projet a été l’ère anthropocène, c’est-à-dire la destruction de l’environnement par l’être humain et par son propre développement. Ça m’a beaucoup intéressé : aucun autre animal n’a autant d’impact sur l’environnement et pour son développement personnel. L’Homme est le seul à créer ce déséquilibre, et, en continuant comme ça, il va finir par basculer dans des dommages irrémédiables. 

J’ai des formes et des façons de faire, des codes que j’ai mis en place pour représenter cela. Cette année, à l’évènement de l’Atelier de Paname, j’ai réalisé une sculpture, une grande fresque : une sorte d’orgieoù une femme, se fait malmener par des hommes, la femme étant l’évocation de la Terre. Beaucoup n’ont vu que le motif de cette femme, cette sculpture pas plus grande que les autres mais qui a retenu l’attention. Je me sers donc de tous les médiums qui vont me permettre de servir l’idée. 

Ton armée de jouets se joue de l’homogénéisation de nos sociétés. À l’inverse, ta peinture tend davantage à explorer les physionomies et particularités presque monstrueuses de tes portraits. Paradoxal, non ? 

La peinture a été mon premier amour, mes premières œuvres, un travail très inconscient. Mais c’est vrai qu’à travers chaque portrait, j’ai essayé de souligner la singularité de la personne que j’avais en face de moi. Comme pour montrer ces différences qui la composent et qui font ce qu’elle est. En travaillant sur ces questions-là, et en réalisant des sculptures, l’idée était de montrer aussi la puissance de la masse. On n’est évidemment pas pareils seuls, face à un ami qui nous tire le portrait, qu’en société avec du monde. Effectivement, en peinture, il y a quelque chose de plus intimiste où j’ai envie de montrer que les différences sont belles. 

Après, mon travail de sculpture et d’installation se retrouve plus dans l’envie de transmettre un message ; alors qu’en peinture, tu passes un moment avec moi et mon modèle. J’ai vraiment envie de transmettre une information un peu floue… que moi même je ne maîtrise pas totalement.

Tu vis et travaille avec Salomé Partouche, artiste plasticienne. À quoi ressemble la vie d’un couple d’artistes ? Y-a-t-il une inspiration mutuelle ? 

(Rire) On vient de mondes très différents dans ce qui nourrit notre art. On part souvent dans des débats infinis et des avis parfois très opposés. Mais en parlant, on arrive à créer des parallèles entre nos réflexions. C’est ça que je trouve très drôle. On s’inspire évidemment tous les deux, on se montre des choses. Elle m’a présenté des artistes d’univers sombres, burlesques, fantasmagoriques que je n’avais pas dans ma palette. Quant à moi, je suis venu lui amener des artistes plus classiques, plus picturaux. 

La chance de vivre avec une artiste, c’est aussi de comprendre le cycle de création. Il y a des moments dans la vie d’un artiste qui sont très oisifs. On peut croire à de la paresse. En fait, ce n’est pas du tout le cas. Il est en train d’infuser, de réfléchir, de laisser monter le propos. Ce sont des moments qui demandent à l’artiste de s’arrêter et de poser les pinceaux. Prendre un peu de solitude. Si je vivais avec une banquière, je pense qu’elle se demanderait « mais qu’est ce qu’il fout sur le canapé encore aujourd’hui ? ». 

Il y a des moments aussi très intenses, des moments où ça ne marche pas, où tu vas être très déçu, avoir des problèmes avec ta création. La personne à côté de toi peut subir tout ça. La chance qu’on a, est que l’on ne s’en tient pas rigueur. On sait qu’il y a d’autres enjeux que le quotidien car ce sont des moments où l’artiste se construit.

Ensemble, vous avez créé la Biennale, puis l’Atelier de Paname. De quoi s’agit-il ? 

La Biennale de Paname est un événement gratuit, ouvert à tous, créé par une association et qui cible les jeunes artistes. On présente des artistes qui sont peu présents dans les galeries et les foires conventionnelles. Nous, on aime mettre en avant ces artistes là, qui sont tous très différents, avec des univers incroyables et des propos très intéressants. 

Nous trouvons très dommage qu’on ne retrouve pas ces artistes dans une galerie, qu’ils n’aient pas l’exposition méritée. Salomé et moi avons donc créé un évènement qu’on pense important pour la jeune création. L’idée aussi est d’avoir un public qui parfois se sent rejeté, ou pas à sa place dans les foires et galeries d’art. Par la gratuité, on amène de la culture à tout le monde. T’es pas obligé de venir, mais si tu viens, ça ne va rien te coûter : tu peux passer un moment sympa, voir des œuvres, aimer ou non…

L’Atelier de Paname est le lieu où l’on travaille tous qui est devenu ensuite un label regroupant des talents. Tout le monde est libre de son projet, mais l’idée est de faire partie d’une famille, très ouverte, dans laquelle on est tous très contents de travailler ensemble. L’Atelier de Paname se greffe à des événements ou crée parfois ses propres événements pour présenter ses talents. Mais ça n’a pas la vocation comme la Biennale, de revenir tous les deux ans. Il n’y a pas de rendez-vous fixe, mais plutôt des collaborations avec différentes marques, différents mécènes. Par exemple, le Tranoï a invité l’Atelier de Paname pour la dernière Fashion Week. L’objectif est de présenter à ces différents collaborateurs des univers d’artistes qui peuvent s’adapter à un lieu, à un temps, etc..

Pour vous, la démocratisation de l’art contemporain semble un enjeu important. Penses-tu qu’il faut arrêter de s’en tenir à un public d’avertis pour apprécier l’art contemporain à sa juste valeur ? 

Pour moi c’est un enjeu important. Mais je trouve que le terme « démocratisation de l’art » peut faire pédant. On l’avait mis dans un de nos communiqués de presse, puis retiré. L’idée n’est pas que nous allons démocratiser l’art pour vous, mais que nous tous, avec le public, on va se l’approprier.

Lors d’un vernissage dans une galerie, certains de mes potes un peu « street » qui n’avaient pas forcément les codes sont venus tels qu’ils sont. Ils ont été gênés : « t’aurais dû nous dire, je me serais habillé pour l’occasion. » J’ai trouvé cela triste et ridicule l’image qu’on a de l’art, d’une galerie, des musées. La réalité est qu’une œuvre d’art est délivrée par l’artiste, pour tous les publics. Je trouve que la caste est antinomique avec l’art. À l’époque, on demandait aux grands peintres de réaliser des œuvres pour apprendre au peuple les passages de la Bible. L’artiste a aussi cette fonction de passer des messages.

À notre époque, il faut aussi apprendre à casser le schéma. Les artistes créent pour tout le monde. L’œuvre n’est pas qu’un prix vendu chez Sotheby’s, un artiste n’est pas qu’un gérant d’entreprise qui sort et signe des produits. [ Donc Jeff Koons, c’est pas trop ton truc ?] Si,si, j’adore Jeff Koons ! Il est très sincère dans sa démarche, pense ses projets, les pose sur papiers puis va chercher le meilleur artisan possible pour réaliser son œuvre. Ensuite, il se l’approprie, comme un Marcel Duchamp contemporain, passé par Wall Street. Pour moi, le procès contre Koons est un faux procès. Tous les artistes ont des artisans. 

À l’occasion de la Fashion Week, ton armée de Playmobil s’est retrouvée exposée sur les marches de la Bourse de Paris. Est-il important pour toi d’envisager des collaborations avec d’autres domaines que l’art à proprement parler? 

C’est très important, même vital pour les artistes. Collaborer avec des lieux, ou même des fondations et des marques, c’est un nombre de possibilités d’expositions, de rencontres avec le public – un autre public que celui qu’on aimerait avoir- qui est énorme. Moi je n’aimerais pas m’en passer. Une galerie, un musée c’est un parcours classique. Mais j’ai aussi envie d’être présent pendant la Fashion Week ou à d’autres évènements. Au travers de différents vecteurs, il faut essayer d’amener de l’art contemporain, du jeune art contemporain. Je trouve que l’envie du Tranoï de créer cette passerelle entre la Fashion week et les artistes a été une très bonne idée. L’idée est de ramener le public des événements vers nos œuvres, c’est-à-dire autre chose qu’un art contemporain complètement aseptisé.

Quels sont tes projets pour la suite ? 

Salomé vient de finir une collaboration avec Nike qui sera publiée sur @Madofficiel en février. Pour l’Atelier de Paname, Mounir Ayache va exposer avec Charlotte le Bon – elle aussi artiste à l’Atelier – à la galerie Cinéma. Quant à moi, je vais exposer l’Armée au Carrousel du Louvre. On n’est donc pas encore tout à fait au Louvre, mais on s’y rapproche doucement. 

Propos recueillis par Perla Msika

La Perle