Un rabbin en basket, c’est comme un philosophe qui croit en Dieu. C’est plus fréquent qu’on ne le croit.
C’est aussi ce qui m’a amenée au travail de Bruno Zerdoun, photographe français, résident américain.
Les antisémites le savent bien, j’ai – confession juive aidant – bénéficié d’un important réseau de contacts et de rabbins qui m’a permis de faire sa connaissance . Merci à eux. Ou plutôt, merci à lui. Il se reconnaîtra. Faute de réseau, les autres étaient sur messagerie.
Un dealer, une vieille dame, un rabbin. Non ce n’est pas le début d’une mauvaise blague mais bien quelques uns des modèles sauvages de Bruno Zerdoun. Aidé de la rue – ou plus précisément de la street photo – il confronte les préjugés. Les déconstruit encore mieux.
Sans même le savoir, il délivre alors sur la pellicule un appel au vivre ensemble que je n’ai pu m’empêcher de saisir. Un café et une interview plus tard, voici ce qu’il avait à me dire.
Qu’est-ce qui t’a amené à devenir photographe ?
La crise de la cinquantaine. Je n’étais pas très épanoui dans mon travail alors que j’avais une affaire qui marchait très bien. J’avais la prospérité matérielle et je pensais que cela suffisait à être heureux. Je ne l’étais pas. Je me cherchais un peu.
Puis j’ai lu – un peu par hasard – un article sur un nouvel appareil photo que Sony venait de sortir. Ils expliquaient pleins de trucs techniques que je ne comprenais pas. Moi, j’aimais déjà photographier mes enfants et je me suis dit « comment se fait-il que je ne me suis jamais intéressé à tous ces boutons, à toutes ces fonctionnalités ? » J’ai donc décidé de prendre un cours pour m’améliorer. J’ai été captivé. Aussi bien par la photo elle-même que par le constat que je pouvais encore apprendre quelque chose à cinquante piges.
Et alors que je travaillais à l’époque dans une espèce de zone industrielle, j’ai pris par la force des choses un petit bureau près de la plage vers South Beach à Miami. Plus de stock, plus d’employés, plus d’angoisses, plus rien. J’étais au top. J’ai commencé à faire de la photo, à louer des appareils, puis à en acheter. J’ai alors découvert la street photo : se balader, voir quelque chose d’intéressant, le photographier. Voilà.
Comment réagissent les gens quand tu décides de les prendre en photo ?
J’ai failli me faire casser la gueule plusieurs fois justement parce que je ne demandais pas la permission (rire) Mais l’adrénaline fait un peu partie de la street photo. Même si éthiquement ce n’est pas très correct, tu es obligé – au début du moins – de voler les photos. Les personnes que je photographie ont une démarche, une posture spontanée qui se perd si tu les préviens. Il n’y a plus de naturel.
Toutefois, depuis quelques mois – c’est notamment dû à ma techouva ( ndlr , littéralement “ le retour, la réponse » en hébreu. Se réfère à un retour à Dieu, à la Tora, à la pratique religieuse ) – je n’arrive plus à faire cela. Aujourd’hui, je prends les gens à leur insu puis je vais les voir lorsque cela m’est possible pour leur montrer. Je leur explique alors pourquoi je ne les ai pas prévenus et généralement, ils acceptent que je garde la photo.
Mettre en scène l’humain, son corps, sa rue. Il semble que ce soit l’identité de ton travail. Peux-tu m’en dire plus ?
Mettre en scène je ne sais pas. Je sais en tout cas qu’il y a des visages qui me touchent. Je pense qu’on a beaucoup de choses à dire par le regard, la tête, les rides, le look aussi.
Souvent, je recadre la photo. Je zoom sur des visages, des expressions et laisse le cadre derrière. En fait, j’imagine que mes photos vont être vues ce qui me permet de recadrer en pensant au spectateur. Je veux que celui-ci puisse imaginer ce qu’il veut. Si tu plantes trop le décor, c’est raté.
Évidemment, si tu croises un enfant en train de jouer avec un déchet et un pitbull, il faut garder ce cadre. Car trop peu de gens imaginent qu’à 5 minutes de leur quartier huppé – à Miami ou en France – des enfants vivent dans ces conditions. Mais la plupart du temps, je préfère laisser l’imagination faire le boulot.
Grâce à tes photos, à tes voyages, tu dépeint une palette très large de personnes et de personnalités. Une démarche dans l’ère du temps, non ?
Ce qui m’a très vite semblé important dans mon travail, c’est l’interaction avec mes sujets. Elle constitue aujourd’hui presque 50 % de ce que je fais. Surtout quand il s’agit de street photo et qu’il n’y a pas forcément d’intérêt commercial derrière. Prendre des personnes dans des quartiers plus populaires – des sans-abris, des dealers, des personnes droguées, des prostituées – c’est côtoyer des gens à qui on ne donne pas forcément la parole mais qui ont beaucoup, beaucoup de choses à dire. Les discussions avec ces personnes sont souvent d’une grande richesse. Parfois même ils deviennent mes amis. J’aime à dire que j’ai dans mon répertoire le numéro d’un rabbin suivi de celui d’un ex-dealer, puis d’un banquier… même s’il ne m’appelle plus trop… (rire).
Parlons maintenant de street art. C’est dans le quartier de Wynnewood que tu as beaucoup travaillé…
Oui. On y trouve des œuvres d’art à part entière. La mairie de Wynnewood encourage en fait les artistes à venir créer là-bas. Les commerçants ont des entrepôts qui ont besoin d’être rénovés ; et plutôt que de payer très cher des travaux d’entretien, ils ont tendance à collaborer avec des graffeurs. Il y a un vrai respect du travail. Un regard aussi. Parfois ce sont de véritables castings d’artistes et de projets qui sont mis en place.
Crédit photos : Bruno Zerdoun.
Tu es né à Paris mais vis aujourd’hui à Miami. Est- ce là-bas que tu as trouvé plus de matière à ton univers photographique ?
Non. J’ai effectivement découvert la photo alors que j’habitais à Miami. En revanche, j’ai très vite eu l’impression d’avoir fait le tour des endroits, des personnes. Comme beaucoup de photographes, quand je voyage, ce qui m’importe c’est le moment passé. La photo pour moi, c’est comme aller à la pêche : on peut rentrer bredouille, sans avoir rien attrapé mais avoir passé une bonne journée. C’est précisément mon cas. Il m’arrive de rentrer d’une grosse journée, sans avoir rien d’exploitable dans ma carte. Mais j’ai parlé, j’ai rencontré, j’ai vu des choses.
À Cuba par exemple, je me suis retrouvé à monter chez des vieilles dames que je souhaitais prendre en photo. On rit, on boit un café, on essaye de se comprendre – malgré la barrière de la langue. Ce moment vaut toutes les photos du monde.
Quel est l’endroit que tu as préféré photographier ?
Cuba, justement.
Avec ta série « Rabbibi » tu as choisi de mêler judaïsme orthodoxe et street art. Quelle drôle d’idée !
J’avais l’habitude de croiser mon rabbin, le shabbat et les jours de fêtes. Il portait alors l’habit orthodoxe. Puis un jour, j’ai eu la surprise de le croiser en semaine. Il était habillé normalement, sneakers aux pieds. Seule la barbe le démarquait. J’ai été étonné, mais lui ne voyait pas où était le problème. J’avais tellement de préjugés.
Je me suis alors demandé s’il n’y avait pas quelque chose à faire. Prendre des juifs orthodoxes en photo dans le quartier de Wynnewood, en dehors d’un décor religieux. Nous étions en 2014. Je pensais seulement avoir trouvé un concept commercial intéressant. Mais en réalité, c’était bien plus que ça. Je m’en suis rendu compte en décidant de prendre un stand à la foire Art Basel de Miami. Le concept a beaucoup plus et notamment une photo : celle d’un rabbin devant une fresque du visage de Basquiat.
Religion et profane peuvent donc cohabiter dans l’art ? Dans le street art ?
Je crois que oui. Après, tout dépend de la manière dont le profane est représenté. Parfois certaines choses ne sont pas appropriées vis à vis du modèle que je photographie. Mais une chose est sûre : on peut aimer la musique, le rock, le rap, la mode ou le street art et être proche de la Tora.
Moi je faisais partie d’une génération qui était beaucoup élevée dans la culpabilité. On étudiait, on pratiquait, on ne trouvait rien à redire. Je croyais vraiment qu’il y avait une incompatibilité. Pourtant aucun maître, aucun sage, aucun rabbin ne m’a jamais dit qu’on devait pratiquer et ne rien faire d’autre. C’est moi qui suis arrivé à cette conclusion infondée. Aujourd’hui avec le recul je le dis : On peut adorer les chants saints et écouter du Stevie Wonder. Où est le problème ? Nulle part. Dans nos têtes.
Toi- même tu es juif. L’art et la photographie se manifestent-ils dans ta pratique religieuse ?
D’avantage sur ma manière de penser la religion. Je vois Dieu partout. Je pense qu’Il donne des cadeaux, des dons aux gens et qu’il est de leur devoir de les exploiter. Je crois même que pour certains sages de la religion – notamment le Rabbi de Loubavitch, Menachem Mendel Schneerson – c’est presque une obligation.
Tu es père et grand-père. Souhaites-tu transmettre une part de ton identité artistique à tes enfants ? Les sensibiliser à l’art ?
Oui. En les forçant par exemple à venir à Art Basel (rire) J’essaye parfois de leur apprendre à photographier. De toute façon, on ne peut pas aimer l’art sans la notion de partage.
Quels sont les endroits que tu rêverais de photographier ?
Je rêverais d’aller à Brasilia, capitale du Brésil au Japon.
La photo qui te ressemble le plus ?
Je ne l’ai pas encore publiée. C’est un enfant que j’ai photographié en République Dominicaine. J’avais l’impression de me voir.
Quels sont tes projets pour la suite ?
Je commence tout juste à réaliser une série de photos mettant en scène les juifs noirs. Qu’ils soient convertis, falashas, français ou étranger, je trouve leur parcours fascinant [en tant que noir et en tant que juif aussi. D’ailleurs, leur statut au sein de la communauté ou dans la société Israélienne laisse clairement à désirer.