Cumulée au talent, l’humilité est une vertu rare. Surtout chez les jeunes gens. Fougue juvénile oblige, nous – puisque j’en fait partie – chargeons trop souvent nos mots, nos actions de grandes certitudes que seuls le temps et l’expérience – parfois impitoyables – savent battre en brèche.
Ce n’est pas le cas de Balthazar Gousseff. Âgé de seulement 18 ans, l’artiste offre une œuvre d’autant précieuse qu’elle se sait encore en recherche. Jeune étudiant à l’Ecole des Arts Décoratifs de Paris, il s’arme de ce qu’il faut d’audace et de discrétion pour éveiller notre curiosité. Sachant se faire attendre, il gagne le pari : mais que nous réserve encore Balthazar Gousseff ?
Après s’être imprégné très jeune du monde de la mode, l’artiste – amené par ses premiers pas de photographe – décide de lancer « La Fièvre », une galerie papier bimestrielle permettant d’extirper son travail – et celui d’artistes invités – du cadre peu adapté des réseaux sociaux. Entre le feed Instagram et les salles de musée, il propose une transition, un format changeant mais dédié à la jeune création ; un projet qui, en plus d’être bien amené, s’insurge silencieusement contre l’aura intellectuel d’un art contemporain encore trop sérieux. Car oui, en plus d’être beau ou intéressant, l’art peut aussi être accessible et amusant.
Interview d’atelier.
Comment es-tu devenu artiste ?
J’ai eu la chance de grandir dans un environnement créatif : ma mère est plasticienne, mon père marionnettiste. J’ai donc toujours eu la démarche de créer des choses de mon côté. Mais le moment où je me suis senti artiste, c’est peut-être la première fois qu’on m’a appelé ainsi : j’étais invité à présenter mon travail lors de l’exposition annuelle No Poto dont j’aime particulièrement la sélection. Avant cela, je ne m’étais jamais dit à moi-même que j’étais un artiste. Mais là, c’était un regard extérieur qui me le faisait remarquer. J’en étais très fière.
Ceci étant dit, je trouve que le statut d’artiste est un statut comme un autre. On le sacralise beaucoup trop. Pour ma part, j’ai plutôt tendance à penser que tout le monde peut l’être. L’enjeu d’ailleurs, n’est pas tant de savoir qui est un artiste ou non mais davantage : « est-ce un bon ou un mauvais artiste ? » Certains de mes amis considèrent qu’il faut être validé par les institutions pour être reconnu. Je ne suis pas d’accord. Je pense surtout que c’est une question de confiance. Il faut savoir s’affirmer.
Tes photographies sont chargées d’une certaine proximité, d’un goût pour le commun. Elles vont de la parodie de la culture populaire aux graffitis en passant par la retouche de vieilles photos de famille. C’est en observant le quotidien que tu t’es mis à photographier ?
J’ai commencé à photographier à quinze ans alors que je lançais une marque de vêtement « Dizorder » avec un ami. A l’époque, je ne réfléchissais pas forcément à ma technique mais cela m’a donné envie de photographier de plus en plus. Je prenais ma famille, mes amis, mon entourage. Au début, ce n’était pas terrible. Puis, petit à petit, certaines ont commencé à me plaire.
Mais ce que tu dis au sujet du commun est vrai : ce sont les photos de famille qui me plaisent le plus. Je m’en suis rendu compte après avoir imprimé la première édition de « la Fièvre » : la proposition d’œuvres était très éclectique. Mais c’est en regardant ces négatifs de famille que j’ai su ce que je voulais faire. Ces images sont de vieilles photos un peu oubliées dans des cartons. Je les ai repris alors que j’utilisais leurs négatifs pour créer des sacs. Un jour, j’ai décidé de scanner ces négatifs et j’ai bien aimé ce résultat. Ils étaient ma réalité photographique. J’ai donc décidé d’utiliser mon processus de recolorisation pour leur donner de la couleur et de la vie, en me réappropriant l’histoire de ma famille. C’était aussi une manière de donner une dimension plus universelle à ces images dans lesquelles tout le monde peut se retrouver.
Même lorsque tu fais poser, tu sembles chercher les corps et les visages sous l’angle le plus naturel possible. Le vrai est-il une de tes valeurs artistiques ?
J’aime beaucoup la mise en scène mais je pense que le naturel vient du fait que j’attends beaucoup des modèles. Ils ont leur rôle à jouer et leur regard m’importe. Souvent, je les laisse bouger jusqu’à ce qu’une pose me plaise. Je suis assez contemplatif lorsque je photographie. Je ne parle pas beaucoup. J’essaye simplement de faire en sorte que le décor soit prêt pour ensuite laisser libre cours au mannequin. Certaines de mes photos sont d’ailleurs prises sur le vif. Tu sais, c’est vraiment comme un sport, la photographie. Plus tu en fais, plus tu cernes des choses.
Ceci dit, la photographie n’est pas forcément le médium auquel je suis le plus attaché. Surtout la photo de mode qui m’intéresse de moins en moins. J’ignore encore ce que je préfère. J’essaye de plus en plus de choses.
Parlons de ta série de photographies l’Escapade, justement très inspirée des codes de la mode : il s’en dégage une forme d’absurdité qui fait également contraste avec une narration rigoureuse, presque graphique. Quelle place cette série tient-elle dans ta démarche ?
Cette série était un peu une blague, un moyen de m’amuser. J’ai davantage pris cela comme un gag que comme un véritable travail artistique. J’avais simplement envie de faire quelque chose de léger. Cela ne veut pas dire qu’elle est ratée. Au contraire, elle m’a permis de me faire comprendre où je voulais aller, ce que je ne voulais pas faire.
Très graphique, cette série a aussi su poser les bonnes questions : remarquer les similitudes dans mon travail, la mise en scène, la manière de cadrer. J’ai mis tout ce que je savais faire pour ensuite passer à autre chose : la courbe focale, la symétrie, la forte colorisation…
Quant à sa place dans mon travail, elle est existante, certes, mais pas du tout principale. C’était une forme de relâchement qui a eu son importance. Pour revenir à l’image trop sacralisée de l’artiste, je trouve que l’art ne doit pas forcément être une chose sérieuse. L’art drôle existe aussi.
Tu te plais à mêler art et écriture. Comment tes textes et tes œuvres se répondent-ils ?
Je ne souhaite pas forcément qu’ils se répondent. Je préfère quand mes photos sont libres de tout autre support. Je crois que c’est Rodin qui disait du portrait qu’il avait fait de Balzac (ndlr, Monument à Balzac, 1897) que l’œuvre pouvait très bien se défendre toute seule. Certains croient que le texte doit absolument accompagner l’œuvre. Moi je pense que les photos parlent déjà d’elles-même. Normalement, on n’a pas besoin d’y ajouter grand chose. Pour moi, si tu es obligé de mettre un texte à côté de ton œuvre, c’est un peu problématique. Ça participe trop au côté élitiste et intellectuel de l’art. Je pense qu’une chose qui peut se lire toute seule est très appréciable.
Écrire reste bien sûr un exercice qui me plait. Des avants propos, des textes pour introduire des choses ou des précisions techniques. Mais ce n’est pas une chose essentielle. Je laisse le soin aux gens d’analyser mon travail comme ils le souhaitent.
Tu as lancé une revue artistique bimestrielle : La Fièvre. Un nom étrange pour parler d’art. Peux-tu m’en dire plus ?
Je cherchais un nom autour de ce qu’était la passion. J’ai noté beaucoup de mots pendant des semaines. Puis le terme « La Fièvre » m’est venu et m’a beaucoup plu. Cela évoquait vraiment ce que je cherchais : une forme de passion intérieure et bouillonnante, presque incontrôlable que tu souhaites faire sortir d’une manière ou d’une autre. J’ai vu cela comme une Fièvre créatrice.
Un lien avec « La Fièvre » de NTM ?
Je n’y ai pas pensé tout de suite. Mais après avoir trouvé le terme, je l’ai eu dans la tête pendant un certain moment.
Avec la Fièvre, tu as souhaité extirper l’art et les artistes des réseaux sociaux pour retourner au format papier. Pourquoi cela ?
Dans la première édition, j’ai effectivement posé une problématique : celle de la place de mon travail. A cette époque, je ne savais pas vraiment où le mettre, où le présenter J’avais une option possible : les réseaux sociaux. J’ai ensuite réussi à mettre cela dans une revue, première édition de « La Fièvre ». La seconde édition a, quant à elle, pris la forme d’une galerie papier. Pour la troisième édition, je cherche à présenter « La Fièvre » sous forme d’exposition.
Je trouve que les réseaux sociaux sont un excellent outil de communication mais pour une œuvre, ce n’est pas du tout le bon endroit. Quand je postais une photo sur Instagram, j’avais un peu l’impression de la mettre au feu. Elle mourrait instantanément. Ce qui est paradoxal à mon sens, c’est que l’on passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux mais peu de temps sur ce que l’on regarde vraiment. Ce n’était pas un outil approprié pour présenter de l’art – surtout quand on le voit sur le petit écran d’un téléphone. J’ai donc décidé de passer au format papier.
Puis face au format papier, je me suis rendu compte qu’il avait aussi son lot de problèmes. Sa retranscription n’est pas forcément très fidèle, le format étant petit et portable, les photos le sont aussi. J’essaie donc de travailler sur ces enjeux, de comprendre ce qui m’attire vraiment pour présenter les choses correctement. Quand on a un travail et un format, il faut les penser en lien l’un avec l’autre pour obtenir le meilleur rendu possible.
Cette recherche permanente, est-elle du à ton jeune âge ? Tu n’as que 18 ans.
Evidemment, je suis novice. Il y a tellement de choses à apprendre. Quand on étudie, on évolue très vite, ce qui est agréable mais aussi très prenant car on développe un grand esprit critique sur son travail. On comprend plus rapidement ce que l’on veut ou non. C’est la raison pour laquelle je suis passé de la revue au terme « galerie papier » qui résumait mieux ce que je cherchais pour « La Fièvre ».
Pourtant tu continues de publier ton travail sur les réseaux sociaux…
Je relaye plus que je ne publie. Quelques photos seulement sont issues de « la Fièvre ». Avant mes photos avaient pour seule finalité de terminer sur les réseaux sociaux. Et c’était mon problème. Aujourd’hui, leur place est ailleurs même si j’ignore précisément où.
Je pense toutefois qu’il y a des choses à faire avec le numérique et les réseaux sociaux. Après tout, c’est l’avenir de l’art et cela ouvre un champ des possibles absolument vertigineux. Rien que les expositions virtuelles… Moi-même, je n’exclus pas le numérique et Internet de ma future création. Pourquoi pas une édition complètement numérique de « la Fièvre » ?
Comment choisis-tu tes artistes invités ?
Ce sont simplement des gens dont j’apprécie le travail. Je contacte souvent des artistes que je connais – à l’exception de Magalie Cazo que j’ai découvert grâce à Instagram – et qui, pour moi, ont « La Fièvre ». Je ne cherche pas vraiment de cohérence.
La mode joue également un rôle très important dans ton travail. Tu t’en inspires, la détourne, la caricature. Comment s’est passée ta rencontre avec cette discipline artistique à part ? Qu’est-ce qui t’attire dans la mode ?
La mode a été mon tout premier contact avec la création. J’ai créé « Dizorder » avec mon ami Jules Bourbotte, ce qui était très amusant. Une fois entré au lycée d’art appliqué, j’ai eu envie de développer un projet plus personnel, travailler sur mes propres idées. C’est là que j’ai commencé à penser à mes sacs en pellicule. J’ai répondu à l’un de mes propres besoins, celui de combler le manque de mon pantalon préféré qui n’avait pas de poches. C’était aussi l’époque où je prenais beaucoup de photos – souvent ratées. J’ai donc voulu faire quelque chose de ces pellicules.
J’ai ensuite fait des stages dans la mode, chez Martin Margiela, chez Christian Dior. C’est à cette époque, que j’ai eu envie de créer mon premier défilé. Commence alors une longue réflexion qui a finalement mené à un pop-up store dans une galerie, en collaboration avec la marque « Lunes ». Et puis, cela s’est tellement bien passé qu’on a décidé de faire un défilé. C’était une période assez intense.
Tu semble vouloir donner un autre élan au monde de la mode. Plus décalé. Plus officieux. Parfois pris sur le vif. C’est une démarche qui, selon toi, manque au monde de la mode ?
Je n’ai pas trop envie de m’avancer car je ne m’y connais pas assez. Certains clichés bien sûr sont vrais. Mais il y a aussi de grands créateurs qui viennent rompre cette image. Je pense par exemple à Jacquemus et son univers très léger, très ensoleillé. Pour ma part, je n’ai plus envie de travailler dans la mode car j’ai trouvé l’aspect artistique assez réduit, trop encadré. Je ne m’y reconnaissais plus.
Tu es actuellement étudiant à l’Ecole des Arts Décoratifs de Paris. Quelles sont tes attentes et tes espoirs vis à vis de ce cursus ? Ne seras-tu que photographe ?
J’essaye de ne pas avoir d’attente car c’est le seul moyen d’être déçu. Nager dans le vide permet d’être surpris. Avant je prévoyais beaucoup. Aujourd’hui, je décide de m’écouter davantage.Pour ce qui est de la photographie, je l’ignore encore. Je sais qu’aujourd’hui, je m’intéresse à d’autres choses. Je tâtonne et je me laisse le temps.
Sur quelles grandes figures d’inspiration ton travail s’appuie-t-il ?
J’admire beaucoup Martin Margiela. Ma mère a longtemps travaillé pour sa marque (ndlr, Maison Martin Margiela ). C’est donc un nom que j’ai beaucoup entendu dans mon enfance. Comme une sorte de mythe. J’adore aussi son approche précurseuse de la mode proche de l’upcycling. Cette volonté de réutiliser, de redonner vie à des objets. C’est quelque chose qui m’inspire. Et puis, je respecte énormément le fait qu’il choisisse de ne pas se montrer. C’est un choix auquel j’aspire également.
Tu refuses donc de montrer ton visage. Tu ne cherches pas de reconnaissance ?
A mon travail, si. A ma personne, pas du tout. Je ne veux que des retours sur mon boulot. Sur les réseaux sociaux, beaucoup d’artistes sont suivis car en dehors de leur travail, ils savent être cools. J’essaye de me protéger de cela car je ne veux être suivi que pour mon travail. C’est aussi pour cela que j’avais envie de m’éloigner d’Instagram.