« 1984 » , « 2012 » , puis « Interstellar », « Don’t Look Up » ou plus récemment « The Last of Us » . Ils sont de plus en plus populaires. Les films, séries et livres dystopiques. Comme une anticipation d’un futur sombre, ces œuvres jouent à nous faire peur. Des récits catastrophes dans lesquels l’humain, au bord du gouffre, tente de survivre. Or, si la dystopie est souvent prisée pour sa capacité à nourrir la fiction, elle est généralement issue d’enjeux bien réels. Parmi eux, l’urgence climatique.
Tom Lellouche n’a pas échappé à la tendance. A 30 ans, il appartient à cette génération particulièrement concernée par le défi environnemental. D’une œuvre à l’autre, son univers artistique oscille entre l’installation dystopique et la machine ingénieuse. L’artiste plasticien opère comme un exercice mental qui commande d’envisager le pire pour créer le meilleur.
Mais ses « monstres écologiques » n’ont rien d’autonomes. Ils dépendent d’un tiers, ou pour être précis, d’un geste : celui du visiteur. A l’origine passionné de théâtre et de vidéos, Tom Lellouche prend conscience du poids de la participation grâce à la performance. Cette spécialité qui consiste à intégrer l’action d’êtres humains à son œuvre est enseignée au Central Saint Martins College of Art and Design, une école londonienne qu’il intègre en 2014.
Il s’initie aux travaux manuels comme aux pratiques plus digitales afin de construire une démarche fondée sur l’interaction. L’artiste tend à montrer la possibilité d’agir pour rêver d’un avenir, non pas dystopique, mais écologique.
Jusqu’au 20 mai 2023, Tom Lellouche est invité par la galerie Porte B à exposer deux de ses œuvres dans le cadre de l’exposition collective « Garden Party » qui explore l’intérêt des artistes pour le monde végétal et la biodiversité.
“Je veux spéculer sur des futurs dystopiques et bousculer sur ce que ça pourrait devenir si nous n’agissons pas.”
Quelles sont les deux œuvres que tu exposes à l’occasion de l’exposition « Garden Party » ?
La première pièce est Echo (2019), une fontaine entièrement constituée d’acier. L’enjeu de cette sculpture est d’être performative, presque fonctionnelle : il y a cette cuve remplie d’eau avec un système écologique au centre – c’est-à-dire un ensemble de plantes sélectionnées – et autour de ce système, un cercle de lumière.
Ces plantes ont la propriété spécifique d’être très réceptives à la photosynthèse et donc à la lumière. Grâce au capteur de vibration présent dans la cuve, les visiteurs peuvent taper sur la fontaine comme sur un instrument de musique, ce qui génère une vibration que le capteur traduit ensuite en pattern lumineux.
Les plantes se nourrissent de cette lumière dont l’intensité dépend de l’intensité de la vibration. Sans vibration et donc sans lumière, les plantes se dégradent. A l’inverse, s’il y a beaucoup d’interactions, le système évolue. C’est une œuvre qui change selon la temporalité et au fil de l’exposition. Ainsi, le visiteur apporte sa pierre à l’édifice et s’inscrit dans une forme d’historique du vivant.
Et puis il y a O2 (2023), un triptyque qui repose sur l’art génératif, c’est à dire qu’un système d’algorithmes génère des couleurs, des sons, des formes en temps réel. Dans trois cuves en inox, je travaille sur le rebond de la lumière sur l’eau grâce à un projecteur. Celui-ci tape l’eau dans la cuve qui rebondit sur un disque en inox, un peu comme un écran. L’œuvre permet alors de visualiser les perturbations de l’eau générées par notre souffle, notre mouvement. Elle rend visible ce que l’on ne voit pas.
Pour travailler, tu utilises beaucoup de matériaux naturels et organiques. Pourquoi ?
Une rencontre a été déterminante dans ma pratique, c’est avec Gustav Metzger (1926-2017), un artiste et activiste allemand qui a fui la guerre en Allemagne pour se réfugier en Angleterre. Il a créé ce qu’on appelle l’art auto-destructif. C’est le premier artiste à peindre avec de l’acide, à créer des toiles qui se découpent elles-même. Je me suis alors rendu compte qu’on pouvait faire de l’art en processus, c’est-à-dire créer quelque chose qui bouge et qui évolue dans une sorte de mouvement et de temporalité, à l’inverse d’une simple peinture figée.
J’ai retrouvé cet enjeu dans la matière organique : les algues, les bactéries, les champignons…Tous ces éléments naturels qui évoluent d’eux-même… ne serait-ce qu’un chou romanesco qui pousse. Je trouve cela magnifique.
Cet intérêt pour l’art en mouvement t’a poussé à créer des œuvres qui demandent la participation du visiteur. Dans quel objectif s’inscrit ta démarche ?
Les problématiques environnementales m’ont donné envie de faire des machines écologiques en mouvement. Et dans le prolongement de Gustav Metzger, j’ai entrepris de créer des œuvres, qui elles, sont auto-créatives… dès lors que le visiteur les active. Il doit y avoir une interaction pour que l’œuvre soit achevée.
J’essaye de responsabiliser le visiteur en cassant la distance qu’on a l’habitude de retrouver dans les musées. Généralement, une œuvre laisse à distance le spectateur. De mon côté, je trouve intéressant de l’inclure, le faire participer pour créer un dialogue. Toucher, écouter, ressentir le poids, l’odeur ou la température…Toute cette immersion met dans de bonnes dispositions le spectateur qui devient alors promeneur. Ce cadre lui permet de déambuler, de faire ses choix, d’être plus libres.
Cette démarche de « responsabiliser » s’inscrit-elle aussi dans une volonté d’éveiller davantage les consciences écologiques ?
Je préfère responsabiliser que culpabiliser les gens. Avec ces œuvres, je montre au visiteur que d’un geste peut découler une réaction et un résultat positif. C’est un défi que l’on retrouve, par exemple chez les collectionneurs : quand on essaye de vendre une œuvre composée de végétal, on est confronté à beaucoup d’acheteurs qui disent que ce n’est pas stable ou rentable, que l’œuvre peut mourir si l’on agit pas dessus. Certains ont l’impression qu’acheter une œuvre vivante serait comme acheter un animal de compagnie
[A juste titre, non ?] D’une certaine manière. On peut préférer acheter un tableau, l’exposer chez soi pour ensuite le transmettre à ses enfants. Mais pour l’œuvre végétal, c’est différent. Elle repose sur un protocole à suivre qui nécessite une maintenance. C’est aussi pour cette raison que je travaille souvent avec des villes, car elles prennent en charge cette maintenance tout en permettant à l’œuvre de s’épanouir aux yeux de tout le monde.
Tes œuvres valorisent l’idée que nous pouvons encore agir face à l’urgence climatique. A l’inverse, certaines de tes installations donnent un aperçu assez sombre de l’avenir…
Je suis très inspiré par la dystopie et par des mouvements littéraires comme les solarpunk et les hopepunk qui disent, en sommes, qu’avoir de l’espoir, encore aujourd’hui, c’est punk. A travers les installations immersives, je veux spéculer sur des futurs possibles et bousculer les gens sur ce que ça pourrait malheureusement devenir si nous n’agissons pas.
Pourtant, je reste profondément optimiste. Mais je ne pense pas que les bons sentiments fassent de la bonne littérature. Au contraire, il faut faire réagir, avec des choses assez cathartiques, un peu comme pour conjurer le sort.
Pour renforcer ce pouvoir d’immersion, tu as même créé une communauté que l’on peut retrouver au fil de certaines de tes œuvres…
En 2019, alors que je participe à l’exposition collective de la Biennale de Paname, je présente l’installation SVET-3, une serre spatiale inspirée de deux véritables expériences qui ont entrepris de faire pousser de la nourriture sur Mars. A mon tour, je me suis mis à imaginer un futur où l’agriculture était impossible sur Terre.
J’ai donc créé une installation qui menait à un grand tunnel au bout duquel on se retrouvait, au sous-sol, chez un scientifique, avec son lit, son bureau et son potager. Le personnage en combinaison essaye justement de travailler sur de la mousse ; symbole important puisqu’il essaye de maintenir en vie ce petit bout de végétal que nous percevons généralement comme un parasite.
Ce personnage a été le premier d’une communauté, que l’on retrouve, en effet, d’une installation à l’autre, au fil des chapitres. Les gens déambulent comme des voyeurs à la rencontre et aux côtés de cette communauté. L’idée étant que le visiteur puisse se projeter. Souvent d’ailleurs, il s’identifie aux personnages et imitent leurs gestes. L’idée est, là encore, de créer un petit électrochoc, au-delà du divertissement. On peut détester ou adorer, mais au moins, on a ressenti quelque chose.