Beya Gille Gacha : la jeune femme à la perle

Dans le cadre de l’exposition collective “Dico-kam” dédiée aux artistes camerounais, la 193 gallery présente l'œuvre de Beya Gille Gacha. Artiste franco-camerounaise, elle a puisé dans ses deux cultures pour constituer un langage artistique lourd de sens autour de la perle. Mais que cache réellement ce travail d’orfèvre ?

Beya Gille Gacha croit au pouvoir des siens et de la transmission. Elle puise notamment dans son patrimoine pour apprivoiser sa propre existence. Crédit photo : Lorenzo Piano.

Artiste franco-camerounaise, Beya Gille Gacha a, raconte-t-elle, toujours dérangé le marché de l’art. Mais où diable va-t-on la caser ? Artiste française ? Artiste camerounaise ? Noire, africaine, européenne ? Le métissage à la vente et la vie dure. 

Et si l’œuvre de Beya Gille Gacha fascine, ce n’est d’ailleurs pas seulement parce qu’elle appuie sur les conflits d’identité, de cultures ou de générations. Non. C’est surtout parce que sa propre quête de sens est, en réalité, l’apanage et le trouble de tous : Incapables d’inconnu, nous cherchons à inscrire nos moindre faits et gestes dans un ensemble cohérent. C’est si rassurant de se connaître.

Et pour répondre à ses propres questions, l’artiste croit au pouvoir des siens et de la transmission. Elle puise notamment dans son patrimoine pour apprivoiser sa propre existence. Les contes, les rituels, le mystique, c’est son côté camerounais. Son esprit rebelle, indigné, tendance « mouton noir » penchent côté français. 

Et ses œuvres cristallisent sa quête. Ses sculptures ne sont ni noires, ni blanches. Elles sont bleues. Bleues indigo. Expression parfaite de sa culture hybride. Recouverts de perles, ses avatars grandeur nature effraient autant qu’ils fascinent : peau d’écaille ou de pierre précieuse ? L’artiste se plaît à entretenir l’ambivalence

Aujourd’hui, elle expose à la 193 Gallery dont l’exposition collective « Dico-Kam » entend révéler la complexité de la scène artistique camerounaise sur plusieurs générations. La sienne – la dernière – est aussi celle des afro-européens, soucieux de raconter leur histoire.

Comment es-tu devenu artiste ? 

J’étais dans un lycée d’art appliqué, donc j’étais sûre de vouloir faire quelque chose de mes mains. Mais il faut dire que je n’étais pas très bonne élève, ni très assidue. Seuls les cours d’arts plastiques et d’Histoire de l’art me passionnaient. Je n’en manquais pas un. Petit à petit s’est forgée l’idée de devenir artiste. Mais en bonne rebelle, je ne pouvais pas intégrer d’école d’art. Dès qu’il y a un cadre trop strict ou d’autorité j’ai beaucoup de mal. Pourtant, il fallait bien que je fasse des études car j’allais devenir maman. C’est à cette période que je me suis tournée vers l’Ecole du Louvre pour étudier l’Histoire de l’art. J’ai adoré et appris tellement de choses. Et puis, dans ma pratique, ce socle de connaissances théoriques a été décisif. Il m’a permis de me projeter plus facilement pour tester des choses.

Je quitte l’Ecole deux ans plus tard et commence à créer des pièces. À cette époque, je ressens le besoin de voyager de plus en plus souvent au Cameroun. J’avais besoin de creuser cette quête d’identité, notamment parce que j’étais confrontée au racisme. Quitte à « rentrer chez moi », j’y suis allée franchement ! Fascinée par les masques, je découvre notamment la tradition des masques passeports ( ndlr, utilisés par les populations d’Afrique Centrale avant l’arrivée des Européens sur le continent Africain. Ils servaient de carte d’identité et de passeport pour se déplacer à l’intérieur du territoire) qui nourrissait mon envie de jouer avec les différentes cultures. Tu crois qu’un masque vient du Bénin ? Eh bien non ! En fait, il est japonais. 

J’ai commencé à fréquenter le milieu de l’art, sans diplômes, ni réseaux. Mais comme je ne savais absolument rien de ce monde là, j’ai trouvé cela difficile de m’y implanter. La seule chose dont j’étais sûre c’était que je voulais devenir artiste. J’ai donc dû me faire violence pour y aller, me dépasser. Un défi d’autant plus difficile, à mon sens, lorsqu’on est une femme, noir, et dans mon cas, autodidacte et mère de famille. Je me suis rapprochée du monde de l’art contemporain dit « français » mais les portes sont restées fermées. Et il s’avère que c’est l’art contemporain africain qui m’a tendu la main. Dans ce contexte, je rencontre mon premier agent, Lucie Touya. On matche ! Grâce à elle, j’ai alors réalisé ma première exposition d’envergure à la Galleria Nazionale de Rome pour l’exposition « un Altro » de Simon Njami. 

Petit à petit, tu développes une technique de perlage, inspirée de la culture Bamiléké de l’ouest du Cameroun… 

Oui… cette histoire de perles. J’ai grandi avec beaucoup d’objets perlés car c’est dans ma culture. Mais j’avais comme une sorte de blocage. Un rapport fascination / répulsion. Après tout, la perle a une histoire assez sombre. Du peu que l’on en sait, il semble qu’elle ait tenu une place de choix dans la traite négrière. Et puis comme un prolongement à la fois de la société de consommation et de la culture camerounaise, je me suis toujours indignée qu’on accorde plus d’importance aux objets qu’aux êtres humains. La perle venait cristalliser cela. Jusqu’à ce qu’une image me vienne : j’ai décidé de perler des êtres humains afin de les replacer au centre.

Qu’est-ce qui, outre le lien familial, t’a justement attirée dans le patrimoine culturel et historique du Cameroun ? 

J’ai l’intime conviction qu’on grandit avec des symboles. Ma vision de la vie puise, très certainement, dans ma culture camerounaise. Je dirais même que certaines transmissions relèvent du mystique. Comment expliquer ma passion d’enfance pour les mygales, quand des années plus tard, j’apprend qu’elle est partie intégrante de la mythologie camerounaise ? C’est fou !

J’ai aussi été bercée par les contes et histoires d’enfance de ma mère et de mes tantes. Des femmes fortes qui n’ont jamais eu peur de crier ou de se battre. Toutes ont quitté le village pour faire leurs études en France. Elles me racontaient leurs rituels. Et, c’est comme si je n’avais pas besoin de le vivre pour en sentir le pouvoir. De cette manière, elles m’ont transmis une grande faculté d’adaptation et d’abnégation. Chose que l’on retrouve dans les qualités des reines et princesses camerounaises. Certaines de mes tantes en étaient. Et pas question de jouer les princesses, justement ! C’est un statut qui demande de la tenue, de l’exigence, une grande force d’esprit. Je suis imprégnée de tout cela. Plus qu’un simple attrait, ça m’appartient. 

“J’AI GRANDI AVEC DES OBJETS PERLÉS, CAR C’EST DANS MA CULTURE. MAIS J’ÉTAIS À LA FOIS FASCINÉE ET RÉVULSÉE PAR EUX.”

Beya Gille Gacha


Perler des sculptures demande de la rigueur, de la patience et donc du temps. Comment s’imposer avec ces contraintes alors que le marché de l’art commande généralement une forme de productivité de la part des artistes ? 

Il faut être têtu. Transiger sur certains principes c’est transiger avec moi-même. Par exemple, il m’est déjà arrivé de commencer une pièce, et j’ai arrêté en cours de route car je ne la comprenais pas, à ce moment-là. Elle dort dans mon atelier depuis trois ans. Et, il y a ce rapport à l’énergie. Si je suis réticente à la vente de certaines pièces parce qu’elles sont susceptibles de ne pas être appréciées comme je l’entend, je sais dire non. Ça m’est arrivée, il y a quelques temps, avec la vente de ma Vénus Nigra, inspirée de l’histoire de Saartjie Baartman (ndlr, une femme khoïsan réduite en esclavage et exhibée en Europe au début du XIXème siècle, pour son large postérieur, où elle était connue sous le surnom de « Vénus hottentote ») qui avait trouvé un acheteur. Un collectionneur prêt à y mettre le prix. Mais le jour de la vente, je n’ai pas apprécié la manière dont il l’appréciait : il la touchait, et lui touchait les fesses avec un regard que j’ai trouvé lascif. J’ai revu tout ce rapport à la femme noire exotisée. Je ne pouvais pas me résoudre à la vendre dans ces conditions. 

J’ai pris conscience que l’engagement de l’artiste ne s’arrête pas à la vente. Bien plus tard, cela m’a aussi aidée à prendre conscience de la raison pour laquelle je crée : dans la mesure où je moule des gens, je suis responsable de leur corps et de leur mémoire. Quand je moule quelqu’un, ma sculpture devient le double magique de la personne. Je suis responsable pour moi en termes d’honnêteté intellectuelle et aussi de cette charge mystique des autres.

Le perlage sublime les modèles que tu sculptes. En un sens, tu prends le marché de l’art à son propre jeu. L’acheteur croit payer pour un simple objet d’art, alors qu’en réalité, il investit aussi dans un être humain… 

Il y a un peu de ça oui. En l’occurrence, ce que j’aimerais faire, c’est mettre une pièce à côté de son modèle humain. Qui sait, peut-être qu’un jour mes pièces vaudront « plus » que la personne à côté… Cela alors que la pièce ne peut exister sans elle. Je m’interroge sur la manière dont on accorde une valeur aux choses.

Tu travailles beaucoup sur le traumatisme, intime, personnel, collectif : comment rendre cela artistique voire esthétique ? 

Les choses ont tendance à me venir par rêves, images et symboles. Partant de là, je creuse et creuse pour tisser l’idée. Et puis, dans ma tête, je vois des liens et des croisements que je développe. Je ne travaille jamais pour l’esthétique. Je dois toujours mettre du sens, sinon, je ne continue pas. 

Cette technique, tu la portes depuis plusieurs années. Comment ton propos a-t-il évolué au fil du temps ?

Je n’ai parfois compris certaines pièces que longtemps après les avoir créées de la sorte. On est obligé d’évoluer, d’avancer avec ses œuvres. D’une certaine manière, il y a des enjeux personnels et artistiques qui se précisent et une hâte de voir la suite. Je pense que tout ce que je fais repose sur l’état d’un enfant qui s’émerveille en permanence de ce qu’il apprend de jour en jour. 

Orant 1. Crédit photo : Seka.
Orant 3. Crédit photo : Hannah Archambault.

Je te pose cette question aussi compte tenu de ta double culture et des enjeux que posent aujourd’hui la crise identitaire en France. En quelque sorte, ton travail y fait allusion. D’autant qu’en 2016, avec les Rakajoo et Neals Niat, tu créés Des Gosses, un collectif d’artistes qui entend davantage raconter ces parcours afro-européens…

À cette époque, on constatait un regain d’intérêt pour l’art contemporain dit « africain » – et c’était trop bien ! Mais en même temps, on ne trouvait pas de propos et de discussions sur les artistes issus de la diaspora. On était fatigués des mêmes représentations des jeunes noirs alors que, déjà entre nous, on avait des parcours et des perceptions différentes. Nous avions envie d’en parler. Rakajoo dit pour plaisanter que 2016, c’était trop tôt. Aujourd’hui en 2022 on voit que Black Lives Matter a engendré des prises de conscience et des réflexions. Les gens semblent plus réceptifs, plus instruits sur ces sujets. 

Tu abordes fatalement des questions très complexes : les vagues d’immigration, leur héritage, leur place dans la société française et la cohabitation des cultures. Ton travail a-t-il aussi vocation à décortiquer ces enjeux ? 

En France, je trouve que l’on est très lents sur ces sujets. Quand je parle avec des anglais, par exemple, j’ai l’impression que certains enjeux sont limpides. Mais en France, cette vieille dame qu’est notre magnifique pays, j’ai parfois le sentiment d’être confrontée à un mur qui tient mais qui se fissure. Je n’aime pas globaliser et je trouve que c’est notre tendance, ici. On globalise trop. Prenons l’art contemporain, par exemple : Pourquoi en tant que française, ai-je été catégorisée dans l’art africain ? À cause de ma couleur de peau ? C’est un regard biaisé qui existe encore. 

Quels sont tes projets pour la suite ? 

Je m’intéresse beaucoup aux questions écologiques. Début octobre, je présenterai une œuvre dans le cadre de l’exposition « Le chant des forêts » au Maif Social Club. En novembre prochain, je participerai à la foire Art X Lagos au Nigéria. Je travaille aussi sur une œuvre pour le Phoenix Museum de Rotterdam qui aborde les questions d’immigration et de mouvements de population : une commande que je devrais présenter là-bas aux abords de 2024. L’œuvre est une série de mains qui traite notamment de la manière de communiquer par les gestes quand on arrive dans un pays et qu’on ne connaît pas la langue.

Propos recueillis par Perla Msika

La Perle

Exposition “ Dico-Kam” de Beya Gille Gacha
jusqu’au 15 août 2022
193 Gallery
24 rue Béranger 75003 Paris
Commissaire d’exposition : Mary-Lou Ngwe-Secke
www.beyagillegacha.com
Instagram : @beyagillegacha
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