C’est ce qui s’appelle avoir le coup d’œil – ou le coup d’avance. Il y a six ans, Jean-Samuel Halifi et Salomé Partouche s’installaient à Saint-Ouen pour y créer l’Atelier de Paname, incubateur artistique d’un autre genre. Fort de leur flair, le couple d’artistes s’éprend de la ville pour y déployer une perception plus décalée mais aussi plus accessible de l’art contemporain. Tous les deux ans, ils célébraient les jeunes talents grâce à la Biennale de Paname, manifestation créative, collective… et jusqu’alors parisienne.
Aujourd’hui en passe de devenir le chef-lieu de la jeune création, Saint Ouen fourmille d’ateliers, de collectifs et d’artistes fuyant, tout comme Jean-Samuel et Salomé, la mine un peu trop sérieuse du carcan parisien. Voilà pourquoi cette année, c’est bien la serre du Parc de Saint-Ouen qui accueille la troisième édition de la Biennale de Paname : 23 jours, 20 artistes, des concerts, des DJ Sets, des conférences et des Food Truck, l’exposition se transforme en festival d’art contemporain à ciel ouvert. L’objectif ? Faire de l’événement un rendez-vous de référence en matière de jeune création et de démocratisation du propos culturel. Rencontre avec les initiateurs d’un projet qui bouscule les codes.
Vous présentez aujourd’hui la troisième édition de la Biennale de Paname. Une proposition plus grande, plus longue, plus variée que les deux précédentes. Qu’est-ce qui vous a poussés à étendre le projet ?
Salomé Partouche : Nous cherchons toujours à voir plus gros et plus loin. Mais il y avait aussi cette envie de créer non plus seulement une exposition mais un véritable festival d’art contemporain : 23 jours avec un programme riche sur tous le mois : des visites, des conférences, des DJ sets, des food trucks. L’objectif est de rendre le lieu vivant pour qu’il se suffise à lui-même et ainsi faire de la Biennale de Paname, l’équivalent de la Biennale de Venise… mais à Saint-Ouen. Cette édition teste ce qu’on va pouvoir faire sur les prochaines années.
Jean-Samuel Halifi : La Biennale de Venise dure 6 mois. De notre côté, on est déjà passé de 5 à 23 jours ce qui est un grand pas pour nous, pour l’Atelier de Paname et pour les artistes. Et puis il y a l’expansion du lieu : on a la serre des Docks de Saint-Ouen et le parc à disposition. C’est une démarche qu’on propose en collaboration avec la mairie de Saint-Ouen pour faire progressivement de la ville une extension de la capitale et sa galerie d’art à ciel ouvert.
Votre Biennale a la particularité d’être montée pour et par des artistes. Qu’est-ce que ça change exactement ?
S.P. : Tout. Un artiste va souvent chercher à s’exprimer d’une manière très spécifique. Quand il y a des commissaires d’exposition ou des équipes en galerie, il arrive que l’échange s’avère frustrant pour lui. On avait aussi envie de créer un événement où les artistes pouvaient pleinement livrer leur idéal d’exposition, déployer leurs libertés.
J-S.H. : On laisse carte blanche aux artistes en essayant de réduire au maximum les problématiques pour les faire cohabiter entre eux. On réajuste leurs envies selon les installations des autres, toujours dans un dialogue ouvert. [ Le résultat de mauvaises expériences personnelles ?] Pas tout à fait. Mais quand tu es jeune artiste et que tu présentes ton travail dans une belle exposition avec de grandes figures de l’art, tu es satisfait car tu es là. Pourtant, le lieu ou l’accrochage ne te conviennent pas forcément. Ici, on ajuste l’espace selon les envies respectives de tous les artistes avec une scénographie intéressante à la clé : comment laisser respirer entre les œuvres, comment faire dialoguer des univers artistiques qui se répondent…
Vous présentez le travail d’une vingtaine d’artistes – dont le vôtre. Qu’ont-ils en commun ?
S.P. : Ils ont tous un travail abouti et une vision assez libre de l’art. Peut-être même une certaine folie…
J-S.H : C’est tout à fait ça. J’ajouterais que ce sont des univers toujours accessibles mais assez tranchés et différents. On ne les trouve pas partout. Je pense par exemple à Julie Pomme qui a un parcours de vie incroyable et une peinture autobiographique saisissante ; ou Joshua Beaty qui est plus habitué au milieu artistique londonien puisqu’il est aussi professeur à la Central Saint Martins. Nous souhaitons leur donner voix au chapitre.
S.P. : … Ce qui ne nous empêche pas de travailler avec des artistes aux parcours plus traditionnels : certains comment Laurent Perbos ont participé cette année à la Nuit Blanche (ndlr, Installation « Aire » présentée sur les marches de la BNF – Bibliothèque François Mitterand ), d’autres comme Mathias Garcia sortent tout juste des Beaux Arts. On a aussi trouvé des perles grâce aux réseaux sociaux. Le but ce n’est pas le profil, c’est le travail.
Vous ouvrez la Biennale à d’autres disciplines artistiques notamment la musique. N’y-a-t-il pas un risque d’éclipser l’art contemporain avec le reste de la programmation ?
S.P. : Sur une édition de 5 jours, on avait toujours deux ou trois showcases. En faisant durer le projet, on choisit aussi d’étendre sa programmation. L’échange avec d’autres disciplines se passe bien car on connaît les artistes et les musiciens : on a déjà réalisé plusieurs scénographies, plusieurs décors de clips de rap… Une véritable synergie se constitue. Et puis pour la plupart, ce sont nos amis. La Biennale repose aussi sur les liens que nous tissons avec les autres. Tous acceptent de participer bénévolement car ils ont envie de le faire.
J-S.H. : C’est grâce à l’Atelier de Paname que ces amitiés se sont créées. Certains nous ont proposé de travailler avec eux, nous ont donné la possibilité d’exprimer notre art. On avait envie de leur renvoyer la pareille en leur proposant de présenter leur travail chez nous. D’autant que si tu n’es pas fan d’art ou que tu n’as pas forcément envie de t’y intéresser, tu peux te contenter de passer, apprécier le concert, manger un bout et pourquoi pas aimer une œuvre ou deux ? Proposer d’autres vecteurs de création peut amener les gens à l’art contemporain qui reste, sans aucun doute, le thème principal de la Biennale.
Autre nouveauté cette année, vous présentez la Biennale à Saint-Ouen. Un lieu qui n’est pas anodin car en passe de devenir le chef lieu de la jeune création…
S.P. : Nous vivons et travaillons ici depuis près de six ans. À Saint-Ouen, tout le monde se connaît, tout le monde se parle. Il y a un vrai potentiel, une vraie énergie pour réaliser quelque chose de puissant et d’accessible.
J-S.H. : On cherchait une grande surface pour installer notre atelier et on l’a trouvé ici. Puis d’autres artistes, dans la même situation que nous, nous ont rejoints. On a monté l’Atelier de Paname. De plus en plus de créateurs se rendent compte qu’il n’est plus possible de trouver un atelier à Paris : Non seulement pour des raisons financières mais aussi pour des raisons pratiques : construire, sculpter, peindre, scier, faire du bruit, salir… C’est plus compliqué dans un appartement en ville qu’ici où les espaces sont plus adaptés aux grandes entreprises artistiques.
Pour ce qui est de la Biennale, c’est le nouveau maire de Saint-Ouen, Karim Bouamrane, qui est venu à nous. Son projet consiste en l’excellence pour la ville et selon ses mots, c’est une projet qui passe aussi par une politique culturelle de choix. Tu sais, j’ai longtemps vécu à Paris et je n’ai jamais croisé un seul élu. Ici, ce sont eux qui sont venus toquer à notre porte, qui nous ont demandé ce qu’on préparait.
“On reste fidèle à ce que l’on est à et notre objectif : rassembler tous les publics grâce à la Biennale de Paname”
Salomé Partouche
Photo : Colorimétrie citadine – Martin Ferniot – 2021. Crédit photo : Perla Msika.
Avec la crise sanitaire, vous avez vécu près de deux années de pause artistique. (Comment) avez – vous mis cette période à profit ?
S.P. : Déjà on a eu un bébé, ce qui nous a bien occupé (rire). Et puis dans ce prolongement, j’ai créé une série de dessins que je n’aurais probablement pas réalisés avant : je pars de mon accouchement jusqu’à notre première année de vie à trois… Quand tu es mère, tu fais face à une sorte de pression sociale qui te demande de sentir et vivre des choses comme on te le demande. J’ai voulu montrer que ce n’était pas forcément facile de donner naissance et de devenir maman. C’est donc une œuvre inédite pour moi : je n’avais jamais fait de dessin, je n’avais jamais utilisé ces couleurs. Et Jean-Sam m’a aidée au moment où c’était assez dur de se remettre à la création. J’ai pu extraire quelque chose de nouveau.
J-S.H. : Sa série a littéralement jailli : entre l’écriture et le dessin, c’était un langage très particulier qui est apparu. Comme une sorte de journal de bord réalisé à l’Ipad. Salomé a été très prolifique alors que moi j’étais assez triste de cette période où nous étions coupés du monde. J’ai besoin d’un goal, d’un projet, du public. Surtout qu’en général, je propose de grandes productions. C’est donc compliqué d’aller voir un mécène pour lui parler de ma fusée gigantesque ( ndlr, La Fusée « Noé » est présentée à la Biennale de Paname ) et des besoins pour le financer en période de Covid. On est donc très heureux de cette libération et de l’événement qui s’ouvre.
Une valeur qui persiste dans vos projets : la démocratisation. Est-ce que vous parvenez à tenir cette ligne ? Est-ce que vous jugez cette démarche toujours nécessaire ?
J-S.H. : Sans le soutien de certains partenaires, il a été d’abord compliqué de garantir les conditions d’une vraie démocratisation comme l’entrée gratuite. À un moment, on envisageait même de faire payer un ticket à très bas prix. Et puis finalement, grâce à nos partenaires – et notamment au soutien de la Mairie de Saint-Ouen – on est parvenu à rester gratuit. Dès qu’on a eu la solution, on a pris le coche et on s’est installé. C’est aussi pour cela que la Biennale a lieu à Saint-Ouen. Mais quoi qu’il arrive, elle restera toujours gratuite.
S.P. : Je nous voyais mal demander aux gens de payer. Dépenser un ticket d’expo quand on ne connaît rien à l’art contemporain ou qu’on se sent étranger au milieu, c’est compliqué. En accueillant les enfants, les parents, les papis et mamies, les gens branchés ou les non initiés, on reste fidèle à ce que l’on est à et notre objectif : rassembler tous les milieux grâce à la Biennale de Paname tout en faisant lumière sur les artistes en qui l’on croit.
Pourtant, ce n’est pas forcément dans le grand public qu’on trouve des acheteurs. Comment parvenez-vous à vous positionner ?
S.P. : Notre chance c’est que l’on fait partie des deux mondes : les non initiés et les connaisseurs. Quand ce mélange agit de manière saine, c’est formidable.
J-S.H. : Le but de la Biennale de Paname est de mettre à disposition un certain réseau au service des artistes qui eux même viennent avec leurs propres connexions. C’est un cercle vertueux où chacun jouit de l’univers de l’autre. Par exemple, ce sont les collectionneurs du travail de Salomé qui en suivant la Biennale de Paname ont découvert – et acheté – des œuvres d’Etienne Pottier.
Vous arborez donc la triple casquette : artiste, entrepreneur et parents…
S.P. : On s’est bien trouvé car on a tous les deux cette niaque, cette énergie qui nous pousse à voir plus loin. La vie est courte et on sait ce que l’on veut faire pour parvenir à nos fins. On a aucun problème à parler business, à être artiste tout en entreprenant des choses. Aujourd’hui en 2021, il faut avoir cette fibre car il y a de plus en plus d’artistes et de propositions. C’est un milieu où il reste difficile de s’imposer.
J-S.H. : On a toujours eu envie de créer des projets. Et lorsqu’ils sont ambitieux, il faut savoir les vendre. J’ai arrêté l’école très tôt : je suis passé par beaucoup de métiers et notamment par la communication qui m’a appris à défendre mes envies. Et puis, c’est la première expo que notre fils va vivre. Je veux voir sa fierté ou du moins son bonheur de vivre un évènement comme celui-ci.
Vos projets pour la suite ?
S.P : La Biennale de Paname 2023 qui, on l’espère, sera énorme. L’objectif est vraiment de monter une représentation artistique à échelle de la ville. La Biennale nécessite généralement 6 ou 7 mois de travail donc si on veut encore élargir le projet, le timing sera serré et plus long : contacter les partenaires, les artistes, penser le projet…
J-S.H : En collaboration avec la mairie de Saint-Ouen, on envisage aussi de proposer d’autres projets, d’autres formats d’exposition, d’autres résidences et même d’autres lieux : on pense notamment à exposer dans les Cévennes, un lieu qu’on adore.