Alia Ali, les identités dans le text(il)e

Alors que les questionnements identitaires s’imposent de plus en plus dans les sociétés occidentales, l’artiste américaine présente l’exposition “Mot(if)” à la 193 Gallery : une séries de portraits qui puise dans la force visuelle du textile pour raconter les origines, migrations et identités.

Artiste américaine d’origine bosniaque et yéménite, Alia Ali raconte ce que disent les étoffes sur les migrations, les origines et les identités. Crédit photo : Foto Relevance.

L’entretien aurait pu se faire en arabe ou en français. Cette fois-ci, nous parlerons anglais. Mais attention à bien traduire ses propos. Alia Ali y est très attentive. Fille de parents linguistes, la photographe est au fait des richesses comme des travers du langage et de ses traductions. Meilleur ennemi, il constitue – avec le textile – sa principale source d’inspiration.

Plus en confiance auprès de l’art, langage visuel, la jeune femme ne cesse de remettre en cause les termes et les repères qui forgent les identités. Elle-même est issue d’un curieux mélange : citoyenne américaine, l’artiste d’origine yéménite et bosniaque souhaite donner une plus large visibilité aux peuples qui voient leur culture réduites au silence ou dévorées par l’Histoire.

Avec « Mot(if) », nouveau solo-show de la 193 Gallery, Alia Ali convoque la beauté enfouie dans le traumatisme des diasporas. Alors que certaines communautés n’enracinent pas nécessairement leur Histoire par l’écrit, d’autres moyens comme les textiles, les tenues et les motifs assurent la transmission du savoir. Reste à les inclure dans les imaginaires, ce qui, selon l’artiste, n’est pas mince affaire. 

À l’image de ce qu’elle incarne, Alia Ali déploie notre regard sur le monde. Ouvrir à d’autres vérités sans jamais imposer la sienne, c’est le mantra de cette figure solaire, rock’n roll, avide de débats et de contradictions. Nous lui avons posé nos questions. 

Vous présentez aujourd’hui « Mo(tif) » à la 193 Gallery. Que représente pour vous cette exposition ? 

C’est très émouvant pour moi d’exposer ici parce qu’il s’agit de ma plus grande exposition jamais réalisée. J’ai été très chanceuse : César (ndlr, César Lévy, galeriste de la 193) était très ouvert et surtout très curieux de concentrer toutes mes œuvres en un même lieu, de les connecter en un même propos. J’ai travaillé dur, échangé avec l’équipe de la galerie mais aussi avec de nombreux maîtres artisans qui ont collaboré avec moi. Cette expo, c’est aussi la leur. 

La 193 Gallery se donne pour mission de représenter des artistes de tous les pays du monde. Qu’est-ce que cela vous évoque ? 

C’est difficile – mais passionnant – de répartir les artistes selon leur pays d’origine, car cela interroge le statut des artistes issus des diasporas. Je suis moi-même d’origine yéménite, bosniaque et également citoyenne des Etats-Unis. Mon identité est un mélange tout comme mon travail et mon choix de matériaux : j’utilise la photographie, les textiles, le langage, les installations ce qui rend mon propos plus riche. 

Et vous, comment êtes-vous devenue artiste ? 

Je l’ai toujours été. Ce que je peux dire néanmoins, c’est que mes parents étaient linguistes ; et que s’ils ne s’exprimaient qu’en anglais, ils parlaient en vérité sept langues. A leurs côtés, je me suis rendu compte que la langue était non seulement un moyen de communiquer mais aussi d’isoler et d’aliéner. Tout dépend de qui s’y attelle mais traduire c’est aussi prendre le risque de mal traduire et de manipuler le propos. 

Ceci dit, je maintiens : chaque langue que vous parlez est une âme supplémentaire que vous portez. C’est une manière de communiquer et un motif (en français dans l’interview). Tout comme l’art : En 1998, année où ma famille et moi nous sommes installés aux Etats-Unis, l’art m’est tombé dessus. Trois ans après, c’était les attentats du 11 septembre 2001. A cette époque, nous parlions arabe entre nous. Et deux semaines après, mon père a perdu son travail. Il est revenu à la maison en nous annonçant « nous ne parlerons plus arabe » Subitement, notre langue était devenue une menace. Aujourd’hui, 20 ans plus tard, il est toujours compliqué de parler notre langue dans l’espace public. 

J’ai donc décidé d’étudier les sciences politiques pour devenir magistrat mais je me suis rendu compte qu’on apprenait davantage à manipuler les termes qu’à étudier la loi. C’était à celui ou celle qui s’y prenait le mieux. L’art m’est alors apparu comme une manière de rejeter le langage verbal au profil d’un langage visuel et donc plus universel, plus proche des affects. [ Plus honnête aussi ? ] C’est un terme intéressant que vous employez, car il sous-entend que l’art est à la recherche de la vérité. Pour moi, il n’y pas qu’une vérité mais plusieurs. L’art d’ailleurs, ne procure aucune réponse. Il soulève des questions et se prête sous différents angles pour toucher différentes personnes. 

Vous vous définissez en tant que « femme artiste, venant de l’Asie de l’Ouest et de l’Europe de l’Est, culturellement proche du culte musulman mais spirituellement indépendante ». Pourquoi une telle posture ? Ne pouviez-vous pas tout simplement vous dire « artiste » ? 

La réalité est telle que si je ne me définis pas moi-même en ces termes, quelqu’un le fera à ma place. Donc oui, je m’identifie en tant qu’indigène yéménite et bosnienne. Mais je ne suis qu’une citoyenne américaine. [ Pourquoi ? ] Savez-vous comment on appelle une personne qui n’a pas de papiers aux Etats-Unis ? An Alien, un extraterrestre ( en français dans le texte ). Vous n’êtes naturalisé qu’en devenant un citoyen. Vous vous rendez compte ? Ce sont des termes extrêmement violents. À ce titre, je n’utilise ma citoyenneté que pour jouir de mes droits mais non en tant qu’identité. 

Cette exposition est également l’occasion pour moi de m’exprimer en tant qu’artiste queer, tout comme les modèles présents ici : il y a des hommes, des femmes, des personnes non-binaires. C’est une approche qui me permet donc de me définir librement et un bon point de départ pour expliquer pourquoi et comment je suis ce que je suis. Ces catégorisations témoignent de la complexité des enjeux que j’aborde. [ Vous ne craignez pas de vous y enfermer ? ] C’est un risque mais le propos d’un artiste peut évoluer. Nous avons la possibilité de nous redéfinir en permanence. Avec l’art comme matériau, j’ai la possibilité de rompre ces étiquettes et de les repenser. 

“LE MOT « TEXTE » VIENT DU MOT « TEXTILE » : C’EST ÉVOCATEUR DE LA MANIÈRE DONT NOUS TISSONS NOTRE HISTOIRE.”

Série “ Migration” – 2021. Crédit photo : Perla Msika.

Votre travail interroge le textile, le langage et la manière dont ces supports incarnent des enjeux politiques : l’immigration la colonisation, les frontières, les conflits culturels. D’où vient cette approche si particulière ?

Je voulais montrer que dans une histoire faite de traumatisme, il était aussi possible de trouver de la beauté. Je voulais faire de mon travail un support pour créer une intimité entre les modèles et les étrangers qui pénètrent mon travail. Quant au textile, je m’y suis intéressé grâce à ma grand-mère qui était illettrée. Comme notre famille, il est le produit d’une culture orale. Je me suis alors demandée quelle était la perception que nous portions sur nous-mêmes ; comment s’extirper de l’Histoire racontée du point de vue de l’Occident ? Et la broderie allait dans ce sens car elle exprime notre culture. Nous communiquons à travers eux tout comme le font d’autres communautés considérées comme « primitives ». D’autant que le mot « texte » vient précisément du mot « textile » : c’est évocateur de la manière dont nous écrivons notre histoire, notre langue, nos identités. Je veux repenser le récit en créant quelque chose de beau. 

Vous questionnez les repères qui forgent les identités. Pour vous, les appellations géographiques, culturelles et de genre sont à repenser. C’est une démarche controversée et de longue haleine…

Je prends cette démarche comme un travail à faire. On n’a qu’une vie pour choisir ce que nous voulons faire de ces enjeux. L’art est, pour moi, une manière de les comprendre et de les traiter. Je n’ai pas choisi d’être qui je suis mais je peux changer la manière dont les gens me perçoivent. C’est pour moi une nécessité et une responsabilité quand on sait que certaines personnes n’ont pas la possibilité de faire ce travail pour que l’identité ne soit plus un fardeau L’art devient alors une guérison et un moyen de se tailler une nouvelle place dans l’existence. 

Les personnes que vous photographiez sont couvertes de tissus en tous genres. Qui sont-elles ? 

Utiliser le mot « couvrir » me pose problème. Je dirais davantage que ces gens vivent dans ces tissus. J’interroge la notion de pouvoir : peut-être d’ailleurs que nous sommes les gens couverts de ces tissus et que ce sont eux qui nous rendent visite. Ou peut-être que nous sommes cachés derrière ces tissus et que ce sont eux qui ne peuvent pas nous voir. Vous savez, une photographie peut tantôt être un miroir, tantôt être une fenêtre. Ici, il n’y a pas de miroir. Je ne veux pas que les gens se reflètent dans mes œuvres mais qu’ils prennent conscience qu’un autre monde existe. Ces photos interrogent la réalité. Qui est inclus et qui est exclu dans cet échange ? 

Crédit photos : Perla Msika.

Vous interrogez aussi ce qu’on appelle aujourd’hui « l’appropriation culturelle » : Pour vous, toute inspiration – dans la mode par exemple – doit-elle être remerciée, mentionnée ou récompensée ? 

J’ai appris un mot, ici en France : remerciements (en français dans le texte). C’est une belle manière de remercier que de reconnaître d’où vient l’inspiration. Les artistes ont pour moi la responsabilité de mentionner leurs sources. Quand Oscar de La Renta s’est mis à utiliser l’ikat ( ndlr, motif issu de la culture ouzbèque et utilisé par Oscar de La Renta à partir de 1997) le motif est devenu très connu. Son équipe à travaillé dans un atelier avec des maîtres artisans sans jamais les mentionner. C’est devenu tellement connu que l’ikat ouzbèque a été transposé dans la décoration intérieure. Je ne suis pas là pour faire la leçon mais j’interroge : pourquoi un artiste contemporain n’a-t-il pas la même valeur qu’un maître artisan ? Pourquoi n’ont-ils pas eux aussi, leur place dans les galeries ? J’aime connaître l’histoire d’un tissu et en savoir le plus possible sur lui. J’essaie donc de raconter ces histoires tout en montrant qu’en réalité, nous ne savons pas d’où viennent les images et les motifs qui nous habitent. 

Vous soutenez donc que les arts et l’artisanat ont la même valeur. Dans beaucoup de cultures africaines pourtant, la relation à l’art est différente : on accorde beaucoup moins d’importance à l’autorité artistique mais beaucoup plus à la fonctionnalité d’un objet. 

C’est intéressant que vous abordiez ce point. Je me souviens avoir grandi entourée par l’art : à la mosquée, il y avait les tapis et les tissus. Sans parler de la nourriture et du mobilier. Cette atmosphère constituait un cadre très riche. Aujourd’hui, on sépare ces objets de l’art par leur fonctionnalité : comme si une statue était plus artistique qu’une fourchette. Comme si l’art décoratif était moins noble que l’art conceptuel. Je réfute ce postulat, car je pense que l’art peut totalement être fonctionnel. Quand l’art est décoratif ou fonctionnel, il a quelque chose de spirituel au sens où nous l’intégrons à notre vie de tous les jours. Nous voilà entourés de belles choses. Ce qui nous mène à la question de l’autorité artistique : pour moi, le nom de ceux qui fabriquent les tissus de cette exposition doivent être mentionnés dans mes propos et accessibles au public, car il ne s’agit pas seulement de nommer quelqu’un mais de lui garantir un impact économique, une récompense pour son travail. J’y tiens sincèrement. 

Pensez-vous qu’aujourd’hui, certaines cultures sont menacées d’extinction ou d’oubli ? 

Absolument. Oubliées et gommées (en français dans le texte)Aujourd’hui, on participe activement à l’effacement de certains cultures : que ce soit en Californie où les colons ont brillamment effacer l’héritage indigène, leurs langues, leur modèle de société, leur culture ou au Maroc puisque les Arabes ont aussi colonisé des terres en effaçant les cultures berbères. 

Dans l’autre sens, vous assurez également que pour tout immigrant, l’assimilation est une violence. Pourquoi ? 

Mes œuvres sont comme des réfugiés : ils viennent de mon studio, incarnent des histoire, portent l’Histoire et la documente. De la même manière, le corps des personnes issues des diasporas et des migrations porte le savoir des ancêtres. Lorsqu’on arrive dans un pays et qu’on entend « vous devez apprendre la culture, d’ici et pour cela vous devez oublier la vôtre » c’est extrêmement violent. Dans cette optique, mon père avec son accent, sera toujours un outsider et manger avec les mains paraîtra toujours non civilisé. L’assimilation est une violence car elle ampute au lieu de soutenir et de partager des milliers d’années de cultures. Je n’ai pas seulement à apprendre la culture d’un autre. Il doit aussi apprendre de la mienne. 

En France, « Liberté, Égalité, Fraternité » constituent les valeurs du pays. Une devise nationale que tout nouvel arrivant doit épouser pour s’intégrer en France. En tant que femme issue de la diaspora, comment entendez-vous cela ? 

Si ces valeurs sont riches, je ne crois pas qu’on puisse définir quelqu’un en seulement trois mots. Elles doivent s’entendre différemment selon les gens, les genres, les origines, les histoires politiques ou le milieu social. Et puis d’ailleurs, qui dicte ces valeurs ? Qui fait la loi ? Et pour le confort de qui en priorité ? Qui doit d’abord changer et apprendre ? Pour moi, il est dangereux de se perdre dans une forme d’homogénéité. 

Quels sont vos projets pour la suite ? 

Je présente une carte blanche à la Andrew.W.Mellon Foundation : une grande pieuvre sculptée avec, au bout de ses tentacules, des écrans et des moniteurs qui présenteront des images et des objets spécifiques. L’installation sera très largement inspirée de l’architecture yéménite. 

Propos recueillis par Perla Msika

La Perle

Exposition “Mot(if)” d’Alia Ali
Du 2 septembre au 24 octobre 2021
193 Gallery
24 rue Béranger 75003 Paris, France
Commissaire d’exposition : Mary-Lou Ngwe-Secke
www.193gallery.com
Instagram : @193gallery – @studio.alia.ali