Dans un spectacle époustouflant mêlant jeu, danse et rap, Julie Bérès met en scène sept jeunes aux prises avec une masculinité dont ils essaient de faire bouger les lignes.

Les voilà. Dans un grand fracas de portes qui claquent, ils dévalent les allées. Enjambent la rampe. Prennent d’assaut la scène. Ils sont sept. Six garçons et une fille. Dans une mise en scène redoutablement rythmée, ils prennent la parole, échangent, se confient. Tous, ont subi le poids d’une virilité éreintante. Ce culte de la performance dont on est jamais vraiment à la hauteur.
Qu’est-ce qu’être un homme aujourd’hui ? Comment être soi-même lorsqu’on est pris entre des feux contraires ? Ceux de la tradition et ceux d’une société qui se réinvente. Jusqu’au 12 juillet au Théâtre des Bouffes Parisiens, le spectacle La Tendresse invite à voir l’époque par les yeux de ces jeunes hommes qui se construisent.
De paroles et de gestes
Écrite par Julie Bérès, Kevin Keiss et Lisa Geiz avec la collaboration d’Alice Zeniter (L’Art de Perdre, Prix Goncourt des Lycéens), La Tendresse alterne témoignages en solo et scènes collectives ultra dynamiques. Les textes sont bruts, réalistes, percutants. Ils puisent dans des sources variées : une série de rencontres avec 40 jeunes d’horizons différents, les recherches et expériences des auteurs, les témoignages des interprètes eux-mêmes.
Le groupe, le sport, le père, la séduction, le succès… à travers leurs confessions respectives, les comédiens brossent une mosaïque universelle. L’impératif de virilité s’y décline dans chaque éclat. Mohamed Seddiki joue un personnage mal à l’aise dans son corps. Ses pieds s’emmêlent à chaque fois qu’il parle. Tigran Mekhitarian fait part de préjugés profondément ancrés : sur les femmes et les homosexuels. Quant à Natan Bouzy, sa grâce de danseur classique contraste avec la rage qui dort au fond de lui et qu’il laisse jaillir parfois.
Car c’est aussi de ça dont il est question. De rage et d’incapacité à l’exprimer. De honte à la raconter. On a appris à ces garçons à être toujours fort. À ne pas avoir mal. À ne pas s’accepter dans leur fragilité. C’est là que la musique et la danse viennent en renfort. Le langage ne suffit pas toujours à exprimer les maux. Le corps prend alors le relais. Il s’articule en pulsions. Dans ces moments là, les comédiens évoluent comme une murmuration d’oiseaux. Tantôt éclatés aux quatre coins de la scène. Tantôt ramassés en un essaim compact.
Le petit groupe peu compter parmi ses rangs sur 3 danseurs professionnels : Natan Bouzy, Sacha Négrevergne et B-Boy Junior. Ce dernier est une véritable légende vivante du breakdance. Ici, danse et musique, corps et voix, sont bien plus que des interludes pour dynamiser la pièce. Ils font partie intégrante de son essence.
Un plaidoyer pour la tendresse
Et La Tendresse s’inscrit dans une tendance. À l’ère post #Metoo, la scène et le jeu deviennent le lieu des catharsis et des réflexions de l’identité masculine. Le grand succès de Netflix Adolescence a accumulé plus de 24 millions de spectateurs en moins d’une semaine.
On y découvre un garçon âgé de 13 ans, soupçonné du meurtre d’une camarade de collège. Une série qui illustre, par le drame, le poids de la masculinité traditionnelle, dès le plus jeune âge. Sans complaisance à l’égard des violences faites aux femmes, La Tendresse met en lumière la complexité d’être homme à une époque où les repères sont bouleversés.
"J’ai l’impression qu’aujourd’hui c’est un délire. L’idéal masculin, faudrait qu’il sache tout faire. Il est brillant mais discret. Il réussit dans son boulot mais c’est un super papa. Il est hyper fort, mais il ne se bat jamais" philosophe B-Boy Junior dans une tirade suspendue.
Mais la pièce va plus loin encore. Portée par une mise en scène débordante d’énergie, elle esquisse le chemin d’un autre imaginaire. Les personnages, leurs corps palpitants, éprouvés par l’effort, dessinent à mesure qu’ils avancent vers eux-mêmes, un ballet d’authenticité séduisante dont on voudrait rejoindre la danse. C’est la vraie force du spectacle. Ces hommes qui s’illustrent en chahutant les consignes, désamorcent la peur de la vulnérabilité. Mieux, ils la rendent désirable.
Ces hommes qui s’illustrent en chahutant les consignes, ils désamorcent la peur de la vulnérabilité. Mieux, ils la rendent désirable.
On pense à la militante noire américaine Bell Hooks, qui disait en 2004 : « S’il nous est impossible de changer les hommes, il est possible de les encourager (…) dans leur volonté de changer. Il est possible de respecter la vérité de leur être intime (…) : qu’ils aspirent à se lier, à aimer, à être aimés. »
La Tendresse fait un brillant usage du théâtre et de toutes ses ressources pour éclairer un thème actuel et important. C’est une pièce riche, sobre et audacieuse. Un plaidoyer pour la tendresse, qui prend la forme d’un cri de détresse, de rage ou plutôt de liberté.
Alvaro Goldet
La Perle
La Tendresse
de Kevin Keiss, Julie Berès, Lisa Guez
Mise en scène : Julie Bérès
Du 25 avril au 12 juillet 2025
Théâtre des Bouffes Parisiens
4, rue Monsigny 75002 Paris
www.portestmartin.com
Instagram : @bouffesparisiens