Née de la collaboration de l’actrice Edwige Baily et du metteur en scène Julien Poncet, « Tout ça pour l’amour » raconte au Théâtre de l’Oeuvre deux histoires qui s’entrecroisent et se répondent. D’une part, nous reconnaissons le personnage de Gabrielle Russier, professeur de lettres condamnée, dans les années 1960, à la prison pour avoir eu une liaison avec un de ses élèves mineurs. D’autre part, une vieille dame sortie des enfers, hante la comédienne. Comme un double maléfique qui prend le contrôle de la scène, ce démon d’enseignante renverse la morale pour raconter l’histoire d’Antigone, figure grecque antique connue pour avoir braver les interdites au nom de la liberté. Comme Gabrielle, celle-ci incarne le dilemme. À l’image de ces deux femmes qui ont suivi leur instinct, Edwige Baily électrise la scène en refusant toute concession…
La comédienne se livre à un seul-en-scène magistral. Une performance intense sur le remède que peut apporter la littérature à nos vies. Avec une mise en scène où rire et émotion se mélangent, mettant en parallèle l’histoire tragique de deux femmes, Julien Poncet vient évoquer la dette des vivants envers les morts. Un spectacle qui vient redorer le blason des enseignants et des passeurs de savoirs que l’on ne remerciera jamais assez de nous avoir armés de connaissances.
UN SEUL EN SCÈNE DIVISÉ EN DEUX
L’entrée en scène de la comédienne Edwige Baily donne le ton de la pièce : acrobatique et truffée de rebondissements. Grâce à un jeu et une mise en scène parfaitement calibrés, nous passons du registre dramatique au comique en frôlant parfois le burlesque, grâce à des pirouettes incongrues. Tout au long du spectacle, l’actrice se transforme et parvient à incarner le corps de deux personnages – une prouesse théâtrale lorsqu’on sait que tout les oppose. D’un côté, Gabrielle Russier nous récite avec douceur « le dormeur du Val » d’Arthur Rimbaud, chante du Barbara et raconte la vie du révolutionnaire Che Gevara avec ferveur. De l’autre, une professeure désinhibée prend le contrôle de la scène pour nous raconter la tragédie d’Antigone avec un accent tantôt belge, tantôt allemand à couper au couteau. L’une est élancée et droite, l’autre est méconnaissable en professeur courbée et presque difforme… Si le changement de voix entre les deux personnages est impressionnant, seule la vitesse de la diction s’avère parfois assommante lors des tirades.
Le jeu d’ombre et de lumière subtil, créant tour à tour l’ambiance chaude d’une cour de récréation ou celle d’un bas fond misérable, nous transpose, lui aussi, dans deux ambiances différentes. L’alternance de ces couleurs ardentes puis glacées mélangées à des bulletins d’informations radiophoniques, sont comme des oracles annonçant la fin tragique qui attend Gabrielle Russier, dont le suicide après condamnation pour détournement de mineurs, résonne avec celui d’Antigone : selon la légende, celle-ci, condamnée à mort pour avoir braver la loi de la cité de Thèbes, préfère se donner la mort d’elle-même.
“L’ENTRÉE EN SCÈNE DE LA COMÉDIENNE DONNE LE TON DE LA PIÈCE : ACROBATIQUE ET TRUFFÉE DE REBONDISSEMENT.”
Tout ça pour l’amour – Théâtre de l’Oeuvre.
LA QUÊTE DE L’ABSOLU
Comme Antigone, Gabrielle Russier a soif d’absolu. Cette fièvre au corps s’incarne merveilleusement bien dans la gestuelle de l’actrice qui investit tout l’espace en courant tourbillonnant, sautant et renversant tout sur scène. À l’aide d’une écriture sobre et visuelle, l’actrice rebondit à des paroles imaginaires et parle à des personnages qui ne sont pas présents sur scène. Loin d’être un monologue, ses répliques sont tournées vers une classe d’élèves fictive– une façon d’aborder le texte comme une grande question personnelle qui leur est posée. Gabrielle Russier refuse toute concession, se bat pour que l’étude des livres, développe une culture de la discussion. Cette ferveur-là nous rappelle, une fois de plus, le combat d’Antigone, réfractaire à l’autorité, qui défia son oncle Créon pour honorer la mémoire de son frère, défunt, Polynice.
Les nombreuses références littéraires, historiques et musicales demandent tout de même une culture assez riche sans laquelle la représentation peut être jugée élitiste. Toutefois, la grande diversité d’auteurs convoqués ont été étudiés, pour la plupart… en classe : Arthur Rimbaud, Albert Camus, Barbara, Charles Aznavour, Charles Baudelaire, ce qui réveille une galerie de souvenirs en chacun de nous. Indispensable à la formation d’un esprit critique, l’étude en classe devient, avec ces deux professeurs, une volonté d’implication du grand public. Elles réussissent chacune à leur manière à trouver un cadre comique ou une narration qui retiennent notre attention. Julien Poncet et Edwige Baily signent un spectacle qui rappelle que les grandes œuvres littéraires ne sont pas uniquement vouées à un enseignement canonique en cours, mais se vivent avec le corps et se racontent avec le cœur.