Ma vie en aparté : se perdre, pour mieux se retrouver

Au Studio Hébertot, un face à face avec une jeune débutante ramène une comédienne honoraire à ses vieux démons. Universel, le texte de Gil Galliot oscille, dans une mise en abyme, entre la sensibilité écorchée de Bérengère Dautun et la tendresse solaire de Clara Symchowicz.

Dans « Ma vie en aparté », une comédienne expérimentée enseigne à une débutante le rôle emblématique de Phèdre. Au fil des répliques, il nous apparaît évident qu’un lourd secret, pesant sur le professeure, se glisse entre les lignes. Photo : Bérengère Dautun et Clara Symchowicz.

Regardez-vous, attentivement. Quelle personne êtes-vous aujourd’hui, à cet instant de votre vie ? A présent, faites la même chose, en reculant d’une journée, puis d’une année, de dix, d’autant que vous le pouvez. Alors ? Qu’avez-vous laissé en chemin ? Est-ce qu’au moins, vous vous reconnaissez ? Dans « Ma vie en aparté », proposé par le Studio Hébertot, Edwige, (Bérengère Dautun) comédienne ayant tout sacrifié pour son métier, enseigne à une débutante (Clara Symchowicz) le rôle emblématique de Phèdre. Au fil des répliques, il nous apparaît évident qu’un lourd secret, pesant sur le professeure, se glisse entre les lignes. Et par un jeu de face-à-face, de cache-cache simultanés, entre souvenirs et bouts de réalité, la jeune actrice va s’évertuer à la faire s’en délivrer.

SE PERDRE…

Nous sommes plongés dans le noir, une salle intimiste, touchant presque le plateau des yeux. Une jeune comédienne, baignée dans une lumière blanche, répète une tirade de Phèdre. En face, son professeure, la scrute attentivement. Le face-à-face a commencé. Nous voilà dans les coulisses, assistant aux discussions si particulières, aux réflexions singulières découlant des répétitions. On se laisse emporter dans cette conversation, écoutant avec attention ce qui fait un rôle, ce qui fait qu’on se l’approprie, qu’on le désire, qu’on le renie…

Mais cette discussion ne dure qu’un temps. Très vite, nous voilà interrompus par les pensées en aparté d’Edwige, s’égarant peu à peu du moment présent et de son élève, pour mieux se tourner vers nous, et ses démons du passé. Le jeu de cache-cache a, lui aussi, commencé. Edwige, dont les émotions sont marquées au fer rouge, s’amuse alors à nous perdre au cœur de ses interrogations, ses fiertés, ses joies, et surtout son regret : ce rôle de Phèdre, elle ne l’a jamais joué. 

Pourquoi ?

C’est au prisme de mises en scènes minimalistes, par des sauts dans le temps et de quelques métamorphoses, que les personnages interprétés par Clara Symchowicz, tentent de répondre à cette question. On se laisse alors emporter dans certains interrogatoires improvisés, au milieu des répétitions, des souvenirs, et de longues tirades d’introspection, dans lesquelles Edwige se plaît à dissimuler son secret. A enfouir cet arbre qui se cache derrière la forêt. Il nous incombe alors de regarder attentivement, d’écouter religieusement, afin de saisir les indices laissés en vol. 

Certains lèveront rapidement le mystère, d’autres le laisseront planer, intérieurement. Mais au cœur de ce dialogue, de ces moments de vie floutés, et de ces rêves abandonnés, les tourments d’Edwige nous proposent à tous une même vérité. En choisissant d’effacer une partie du chemin que l’on trace, il devient si facile de se perdre. 

“EDWIGE SE PLAÎT À DISSIMULER SON SECRET. IL NOUS INCOMBE ALORS DE SAISIR LES INDICES LAISSÉS EN VOL.“

Bérengère Dautun en Edwige

… POUR MIEUX SE RETROUVER

Si Edwige, tente, par ses monologues et vérités déguisées, de nous semer, la jeune comédienne qu’interprète Clara Symchowicz, elle, ne stoppe pas l’interrogatoire. Peu à peu, son personnage prend de l’ampleur, tirant, un à un, les fils de la discussion. Et le rapport entre les deux femmes bascule habilement tout au long de l’intrigue. L’élève pousse le professeur dans ses retranchements, l’interrogeant d’abord pudiquement, puis l’obligeant à raconter, à poser des mots sur ce souvenir passé. Car s’il y a bien une chose qui nous rappelle et nous parle, ce sont bien les mots. Qu’ils soient grands, un peu idiots, grandiloquents ou juste beaux, ce sont souvent nos mots d’adultes, qui viennent adoucir les maux d’enfants.

Et si ce texte, écrit par Gil Galliot, parle d’abord au théâtre, il convoque, en second lieu, une teneur universelle. Reposant sur ses répliques, sur la sensibilité écorchée de Bérangère Dautun, et la tendresse solaire de Clara Symchowicz, la pièce vient nous bousculer. Et nous sortons du Studio Hébertot, encore un peu agités par les questions d’Edwige. En faisant disparaître ce secret, a-t-elle aussi perdu une partie de ce qui l’a faite ? Est-elle encore la même personne qu’il y a tant d’années ? 

Sommes-nous les mêmes qu’il y a cinq, dix ou quarante ans ? Probablement pas. Mais l’important n’est peut-être pas là. Au contraire, devenons pluriels ! Collectionnons les personnalités – quitte à se perdre un peu. L’important pour nous, comme pour Edwige, reste de toutes les aimer. D’apprendre à les conjuguer, et de ne surtout pas les oublier. Et si, par malheur, nous avons choisi d’en effacer quelques-unes, il nous appartient encore d’essayer de les retracer… pour enfin se retrouver.

Si Edwige, tente, par ses monologues et vérités déguisées, de nous semer, la jeune comédienne qu’interprète Clara Symchowicz, elle, ne stoppe pas l’interrogatoire. Peu à peu, son personnage prend de l’ampleur, tirant, un à un, les fils de la discussion. Photo : Clara Symchowicz.

La Perle

“Ma vie en aparté”
Du 7 mars au 27 avril 2022
Studio Hébertot
78 bis Bd des Batignolles 75017 Paris
Texte et mise en scène ( 2018 ) : Gil Galliot
Avec : Bérengère Dautun et Clara Symchowicz