En intitulant son spectacle « Les Chatouilles », Andréa Bescond perce à jour toute la perversité des violences sexuelles. De son irruption dans l’intimité, l’agresseur renverse le monde, les repères. Son geste opère un rapt de la pulsion vitale : celle qui nous fait jouir, bien sûr, mais qui nous fait rire aussi. Passer du bon temps entre amis, goûter des plats savoureux, profiter du soleil, contempler un paysage. Tout ce qui, de près ou de loin, effleure les notions de plaisir et de désir se trouve bouleversé. Souillé. Vicieuses, les chatouilles brûlent la peau et ouvrent la victime au monde sans-dessus-dessous de l’absurde. Plus rien n’a de sens. Surtout pour un enfant.
JOUER L’ABSURDE
Récompensé d’un Molière en 2016 et de deux César pour son adaptation cinématographique, en 2019,« Les Chatouilles » revient aujourd’hui à la Scène Libre de Paris, et en tournée dans toute la France. Directement inspiré de la vie de son auteure, ce seul en scène d’Andréa Bescond est aujourd’hui entre les mains de Déborah Moreau. La danseuse et comédienne vient tout juste de célébrer sa 200ème représentation. Depuis plus de trois ans, elle interprète le rôle d’Odette, une petite fille qui voit sa vie chamboulée lorsqu’un ami de la famille l’agresse sexuellement. Il récidive pendant plusieurs années. Danseuse passionnée, Odette voit une porte de sortie dans son entrée au Conservatoire de Paris. Mais c’est trop tard. Fillette deviendra grande et perdue. Commence alors un chemin de chaos et de résilience.
Pour apprivoiser le rôle d’Odette, Déborah Moreau insiste sur l’harmonie d’un travail à « trois voix » aux côtés d’Andréa Bescond et d’Eric Métayer, le metteur en scène. « Ils ont nourri tout mon imaginaire. Scène par scène, phrase par phrase, je travaillais, avec eux, à comprendre ce qu’il y avait derrière cette histoire. Eric prend souvent la métaphore du trapéziste : on y va tout doucement, puis à force de travail, on gagne en rapidité avant de se jeter à l’eau », explique la comédienne.
Une rigueur de travail nécessaire pour une transmission de vécu complexe : « On me demande souvent comment Odette fait pour vivre avec cette souffrance en étant aussi lumineuse ». C’est dans cette ambivalence que réside pourtant, le cœur du spectacle. De l’enfance à l’âge adulte, la protagoniste oscille entre les répercussions absurdes d’un abus et la lutte incessante pour remettre de l’ordre. Pas de ligne droite, ni de plan avisé mais un combat quotidien, long, qui demande un recul vertigineux sur soi-même. « Il suffit de le vivre une fois pour que l’enfant intègre des choses dans son esprit qui le poursuivront durant toute sa vie d’adulte. » confie Déborah Moreau, qui a elle-même subi une agression lorsqu’elle était enfant.Spécialisée dans la psychotraumatologie, le docteure Muriel Salmona souligne d’ailleurs que les violences sexuelles « ont le triste privilège de partager, avec les tortures, le palmarès des violences les plus graves, les plus destructrices et les moins dénoncées. Elles sont les violences qui ont les conséquences sur la santé psychiques et physiques les plus durables et les plus importantes. » ( Le livre noir des violences sexuelles, 2013 ). Pour le personnage d’Odette, les répercussions sont dangereuses : drogues, alcools, conduites sexuelles à risques. Tout pour faire taire cette souffrance. Sa manière à elle de survivre ? De l’humour, de la danse et du franc-parler.
« ON ME DEMANDE COMMENT ODETTE FAIT POUR VIVRE AVEC CETTE SOUFFRANCE EN ÉTANT AUSSI LUMINEUSE. » C’EST DANS CETTE AMBIVALENCE QUE RÉSIDE LE COEUR DU SPECTACLE.
Déborah Moreau, interprète d’Odette dans Les Chatouilles ou la danse de la colère.
RACONTER LE DÉNI
Une méthode qui n’est pas du goût de tous. Car Déborah Moreau n’interprète pas seulement Odette. Elle multiplie les casquettes et invite tout un monde à monter sur scène dont la mère du personnage principal. Dans le cabinet d’un psy, la jeune femme raconte son parcours, ses rencontres heureuses ou malheureuses, et ses échanges, parfois improbables, aux côtés d’une mère dont la cruauté manque de faire tomber le spectateur de son siège. « J’aime beaucoup jouer la mère, confie la comédienne. Je n’ai presque rien à faire. Son rôle est déjà tellement atroce. » Atroce mais révélateur. Le nez dans son magazine, cigarette à la main, la mère d’Odette est l’incarnation vivante – du moins jouée – du déni de la société. Un déni insensé, aberrant mais humain parce que tellement sécurisant. Un « je ne veux pas y croire » qui met à distance, dédramatise ou minimise pour s’assurer que le mal n’arrive qu’aux autres.
Pour interpréter tous les personnages dont la prof de danse d’Odette, son meilleur-ami ou encore l’agresseur lui-même, Déborah Moreau parle d’une « d’une partition où chaque personnage a sa musicalité. » Un équilibre éreintant où les voix et les répliques se répondent… en une seule et même personne. « J’organise mes journées pour être en forme le soir. Il faut se préparer à jouer un tel rôle. C’est une pièce très engageante. Mais si dans la salle, il y a, au moins, une personne qui se sent un peu moins seule, alors ce que je fais a du sens. »
Écrit et monté avant l’ère #Metoo, Les Chatouilles a, selon l’actrice, largement participé à la libération de la parole en matière d’abus sexuel. « A l’époque, il a fallu se battre pour convaincre les théâtres de jouer ce spectacle » raconte-t-elle. Proche des combats d’Andréa Bescond et d’Eric Métayer, la comédienne fait partie du casting de leur prochain long-métrage « Quand tu seras grand » dont aucune date de sortie n’a pour l’instant été annoncée.