Comment en est-on arrivé à cet invasion de la Russie en Ukraine ? C’est à cette question insondable qu’Ici sont les Dragons tente de répondre. Ce premier épisode de la nouvelle fresque théâtrale d’Ariane Mnouchkine est un spectacle à l’esthétique puissante. Il consolide l’identité d’une troupe engagée, aux prises avec notre présent.

Jusqu’au 27 avril, la nouvelle pièce d’Ariane Mnouchkine, Ici sont les Dragons, accueille son public sur l’emblématique site de la Cartoucherie, au cœur du bois de Vincennes. Mais en ce dimanche 23 février 2025, une atmosphère particulière colore la représentation à venir. Quasiment trois ans jour pour jour après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la troupe du Théâtre du Soleil s’apprête, plus que jamais, à entrer en résonnance avec l’actualité.
De 1917 à nos jours.
Sur une toile tendue en fond de scène, le visage de Vladimir Poutine apparait, dévorant l’espace. Regard impérieux, ambiance glaciale. Il n’en faut pas plus pour comprendre qui sont ces dragons qu’Ariane Mnouchkine évoque dans le titre de son spectacle.
Celle qui exprime depuis plus de 60 ans son “désir de faire comprendre les grands moments de l’Histoire par le théâtre« n’est pas restée sourde à ce qui s’est joué, le 24 février 2022, aux portes de nos démocraties européennes. En mars 2023, sa troupe a même fait le déplacement jusqu’à Kyiv, à la rencontre de comédiens ukrainiens.
Face à l’embrasement du conflit, la fondatrice et metteuse en scène du Théâtre du Soleil perçoit la nécessité d’une réponse artistique forte, profondément humaniste. Les questions affluent : comment Vladimir Poutine et ses prédécesseurs ont-ils été, en quelques décennies, les artisans de tels régimes autoritaires ? Comment expliquer, de nos jours, cette pulsion impérieuse d’asservir le peuple ukrainien ?
“Pour raconter le 24 février 2022, il fallait
remonter jusqu’en février 1917”Ariane Mnouchkine
Celle-ci imagine alors un grand récit épique, une plongée au coeur des totalitarismes du XXème et du XXIème siècle et embarque ses compagnons de route dans un titanesque travail d’excavation historique. Deux années plus tard, décision est prise de braquer leur focale sur l’année 1917, date de la grande révolution russe. Ainsi débute le premier volet de cette épopée, alors que grondent en sourdine les funestes présages de la Grande Guerre.
Remuer le passé et éveiller les consciences
Difficile de retranscrire ce qui se joue durant 2 heures 50. Sans conteste, la plongée au cœur des racines de l’idéologie bolchevique est de premier abord, assez abrupte. Il faut dire que le contenu historique, très dense, n’offre guère de points d’accroche émotionnelle.
Mais pour détricoter les ornières du présent, seuls les faits passés comptent. Ils s’accumulent, s’entrelacent, se dessinent, laissant poindre les prémisses de menaces futures. Grâce au travail de documentation mené par l’ensemble de la troupe, l’Histoire se dessine petit à petit, plus intelligible.
Loin de tout récit fictionnel, la pièce se veut donc avant tout pédagogique. Une mission de service public que la troupe du Théâtre du Soleil poursuit sans faillir, fidèle à ses engagements premiers. Fidèle, le public l’est aussi, conscient de l’importance que la culture revêt face à la montée des conservatismes :
“Il faut amener les gens à comprendre ce qu’il se passe autour de nous,
comment fonctionne le monde” confie une spectatrice et enseignante de Besançon
Samira se réjouit pour sa part d’entendre “une autre façon de raconter cette histoire”, loin du “prisme étouffant des médias traditionnels”. Car dans la lutte artistique et politique que le Théâtre du Soleil mène depuis plus de 60 ans, chaque spectateur peut, s’il le souhaite, être un allié de choix.
En sortie de scène, une boîte aux couleurs de l’Ukraine trône discrètement, surmontée d’un bref texte : “Depuis le début de l’invasion du pays par l’armée de Vladimir Poutine, le Théâtre du Soleil et son public ont déjà envoyé 100 000 euros à des associations ukrainiennes (…). Cette semaine votre argent servira à acheter un stabnet, un centre médical d’urgence ». L’adresse est claire : si le théâtre est un divertissement, il est aussi un lieu de militantisme, aux vastes frontières.
Un engagement immuable
Lumières blafardes, toiles enneigées, architecture austère, la ville de Petrograd (Saint Pétersbourg de 1914 à 1924) s’anime, embrasée par les clameurs insurrectionnelles que la trentaine de comédiens déployés sur scène martèlent.
Emmitouflés dans leurs uniformes d’époque, chapkas vissées sur le crâne pour les hommes, foulards traditionnels noués sur la tête pour les femmes, ceux-là semblent tout droits sortis d’un livre d’Histoire aux clichés plus vrais que nature. Des tranchées gelées du Nord de la France aux grilles du Palais d’Hiver, un voyage immersif comme nul autre se profile.
Rares sont les spectacles où la forme scénique offre un visuel à la hauteur du propos traité. Quasi cinématographiques, les tableaux qui composent le puzzle historique d’Ici sont les dragons, frappent par leur beauté, faisant honneur aux savoir-faire chers au Théâtre du Soleil. Comme un tour de magie savamment orchestré, les mémoires s’imprègnent.
Puissamment esthétique, la pièce brille également par sa recherche d’authenticité, aux confins du réalisme. Certaines figures emblématiques de l’époque prennent vie grâce à l’utilisation omniprésente de masques “seconde peau”. Troublantes rencontres que celles de Staline, Lénine, Churchill, un siècle plus tard.
Soucieuse de proposer sa pièce dans une version originale, Ariane Mnouchkine prend ici le parti de dissocier plusieurs de ces voix de celles de leurs comédiens. Certaines sont enregistrées, d’autres doublées au plateau. Du russe à l’ukrainien, de l’anglais à l’allemand, toutes les langues originelles se laissent ainsi entendre, vibrantes de vérité.
Avec le premier volet de cette trilogie, la troupe du Théâtre du Soleil apporte sa pierre à l’édifice de résistance, loin des lignes de front. Comme un rempart contre l’obscurantisme, Ici sont les Dragons sonde le passé, fait corps avec notre présent, avec intelligence et sensibilité. Alors que le conflit ukrainien se poursuit, aller au théâtre se révèle plus que jamais un acte politique pour lequel Ariane Mnouchkine et son armée artistique continuent d’œuvrer, envers et contre tout.
Amandine Violé
La Perle
« Ici sont les Dragons » d’Ariane Mnouchkine.
Jusqu’au 27 avril 2025.
Théâtre du Soleil,
La Cartoucherie, 2 Route du Champ de Manoeuvre 75012 Paris.
www.theatre-du-soleil.fr
Instagram : @theatredusoleil