Il aura fallu s’y prendre à deux fois. « Sans carte de presse, vous ne pouvez pas entrer » assure un occupant. Derrière les grilles de l’édifice cadenassé, nous insistons, échangeons, posons nos questions. Montrons patte blanche surtout. Quelques semaines et un coup de fil plus tard, nous revoilà, sac et duvet sur le dos, de l’autre côté des grilles. Reportage oblige, nous devenons, 24 heures durant, deux dès 42 occupants du Théâtre de l’Odéon.
QUARANTE-DEUX OCCUPANTS
Depuis le 4 mars, des travailleurs du secteur culturel, du secteur hôtelier mais aussi des étudiants et des guides-conférenciers occupent le Théâtre de l’Europe – Odéon à Paris. Parmi les six revendications de leur mouvement « Occupons Odéon », ils réclament d’abord le retrait pur et simple de la réforme de l’assurance-chômage censée entrer en vigueur le 1er juillet prochain. Mobilisés depuis plus de deux mois, ils siègent pour faire entendre leur voix.
Tour du propriétaire. Nous déposons nos affaires dans l’une des loges encore disponibles de la salle de théâtre. Ce soir, nous dormirons sous la coupole André Masson. Nos voisins de chambre s’appellent Sylvain, Lou, Malorie, Tonio ou Alessandro. À l’exception de quelques permanents, occupants des débuts, nombre d’entre eux ont atterri en ces lieux par le bouche à oreille.
Si la plupart ne restent que quelques jours – pour revenir… ou pas – c’est le turn-over qui maintient le mouvement à 42 personnes. Pas un de plus, ni un de moins mais un mot d’ordre qui fédère : tenir et tenir encore – au rythme d’une journée bien orchestrée : deux fois par jour se tiennent les AG ( Assemblée Générale ) où l’on discute de l’avancée du mouvement. Le reste du temps, ce sont les commissions et heures de garde – 24 heures sur 24 – qui prennent le relais. « Plutôt que de rester chez soi à ne rien faire, ici, on s’active » affirme Guillaume, intermittent dans le milieu hôtelier.
UNE CULTURE MOBILISÉE POUR TOUS
Devant notre projet de reportage, Marc Slyper, occupant et représentant de la CGT Spectacle fait d’abord les gros yeux puis insiste pour éviter la fake news : « contrairement à ce que relaient les médias, nous n’avons jamais réclamé la réouverture des lieux de culture ». Si leur communiqué pointe toutefois le choix du gouvernement – privilégier les lieux de consommation aux “ lieux de créativité” – ce qui les préoccupe est en premier lieu la réforme de l’assurance chômage dont le mouvement réclame le retrait.
Marc, très pragmatique, connaît ce projet de réforme sur le bout des doigts. À l’heure du déjeuner, il nous en donne un aperçu : les mesures portées, assure-t-il, sont sources de précarité et d’inégalités entres les salariés en ce qu’elles durcissent l’accès aux indemnisations et opèrent un nouveau mode de calcul des allocations : désormais, à temps de travail égal, le travailleurs enchaînant les contrats courts recevront moins d’indemnités que les personnes ayant travaillé de manière continue.
CONVERGENCE DES LUTTES
Comme un cri du cœur, nous posons la question : que diable la culture est-elle allée faire dans cette galère ? « La culture se mobilise pour tous » déclare William, qui depuis le 4 mars, n’a passé que douze jours « dehors ». Lucide, il sait que cette convergence des luttes vient contrecarrer l’image oisive et décalée à laquelle les intermittents du spectacle sont assignés. Il lui troque donc cette convergence qui intègre la situation des maîtres d’hôtel, des guides conférenciers et à plus grande échelle des luttes sociales, climatiques et féministes.
Tour de force ou cadeau empoisonné ? Fédérer les causes, soutenir tout le monde, n’est-ce pas perdre de vue le socle dur du mouvement ? Salomé, cadreuse de cinéma, est convaincue : « toutes les causes sont liées et doivent avancer ensemble ».Marc Slyper, plus dubitatif, avoue s’être posé la question. Le mouvement, souligne-t-il, donne la parole aux autres causes mais priorise les revendications sociales. Et d’ajouter : « En France, il y a 107 lieux occupés. C’est tout de même la preuve que le gouvernement n’est pas à l’écoute. »
Crédit photos : Perla Msika.
UN AVENIR INCERTAIN POUR LE MOUVEMENT
Mais à l’approche de la réouverture des institutions culturelles, quid de l’avenir du mouvement ? Un atelier « réouverture le 19 mai » a lieu dans la salle à manger pour en discuter. Tonio, muni de son ordinateur portable, évoque les différentes possibilités : évacuer ou ne pas évacuer ? Telle est la question. Les avis sont partagés et certains plaident pour une occupation partielle du lieu permettant de reprendre les représentations : celles de « La Ménagerie de Verre » avec Isabelle Huppert. « Un public plutôt bourgeois », mentionne Tonio, l’air de rien. Traduction : peu de chance qu’il adhère aux revendications. Mais William ne perd pas espoir : « qu’ils nous voient en allant et revenant de leur pièce est peut-être un moyen de les sensibiliser à notre cause ».
Caro’, technicienne de théâtre est, quant à elle, moins optimiste. Pour elle, le mouvement « Occupons Odéon » touchera probablement à sa fin le 19 mai. Devant ce risque, d’autres comptent bien poursuivre la lutte même sans occupation. Sous d’autres formes. Mais quel impact ce mouvement aura-t-il une fois la culture remise en marche ? Nombre de questions restent en suspens. Là, dans ce théâtre à l’architecture sage et sobre, le temps prend des airs de premier confinement. On cogite, on va à son rythme, on mise, optimiste, sur le monde d’après. Reste à savoir ce qui, une fois dehors, adviendra des grandes idées. Superbe élan de solidarité social ou flop total ? Rendez-vous le 19 mai : après l’entracte de la réouverture, le deuxième acte d’ « Occupons Odéon » sera décisif.