De quelle culture française parle Eric Zemmour ?

Le candidat à l’élection présidentielle loue le temps d’une culture franco-française et fustige l’art contemporain. Mais de plus près : de quelle culture parle-t-il vraiment ? Quels sont les arts et les artistes qu’il tend à mettre dos à dos ?

La rue Montorgueil – Claude Monet – 1878
Les Misérables – Ladj Ly – 2019

Ses premiers mots ont été pour la culture. Son annonce, solennelle, s’est tenue dans une bibliothèque jonchée de pavés à reliures épaisses. Traduction : le patrimoine littéraire plaide pour sa cause. Et pas n’importe lequel. En annonçant sa candidature à l’élection présidentielle le 30 novembre dernier, Éric Zemmour a opposé un sentiment de « dépossession » à une culture franco-française qu’il porte aux nues. Pour achever une France qu’il affirme ne plus reconnaître, il a fièrement convoqué, dans sa vidéo, le souvenir « du pays que vous retrouvez dans les films ou dans les livres ». Soit. 

Mais qu’entend-t-il par là ? Quelle part de vérité – ou de fantasme – recèle « la culture française » dont parle l’ex-journaliste ? Quoi de crédible ou de réducteur dans le traditionnel « c’était mieux avant » du nationalisme artistique ? Retour sur son discours : place à l’édito-décryptage.

« ANNÉES YÉYÉ » CONTRE « GÉNÉRATION NON NON »

Eric Zemmour s’argue d’une méthode, d’un modèle culturel à suivre à la lettre. Il regarde en arrière et constate que la France n’est plus ce qu’elle était. Le pays au charme noir et blanc de « Gabin et de Delon, de Brigitte Bardot et de Belmondo » a laissé place à une beauté moins unanime. Et pour cause : elle a pris des couleurs et du relief. Les attentes sont différentes : Aux beaux acteurs à la vie rêvée se substitue l’illusion que nous pourrions, nous aussi, faire l’objet d’une histoire sur grand écran. Aussi large soit le spectre que ce « nous » puisse englober. 

Même constat sur le plan musical : la variété française est une affaire de récit : j’aime que Barbara, Brassens et Aznavour me racontent « ce temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ». Mais pourquoi se contenter d’écouter des histoires quand les punchlines du rap français aiguisent ma répartie et enrichissent mon lexique ? Pourquoi lutter contre cette rupture inévitable, vieille comme le monde, qui veut que chaque génération trouve, tour à tour, ses ascendants dépassés ? Enseigner à ma génération « les personnages de Molière et les vers de Racine », comme Eric Zemmour le défend,ne se réduit pas à l’étouffer de « la nostalgie d’un pays qu’elle n’a pas connu ». Pour peu que l’on croit à un retour en arrière, la stratégie n’est pas tenable.

UNE CULTURE FANTASMÉE

Les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Personne ne peut reprocher à Eric Zemmour d’être plus sensible aux histoires de « chevaliers et de gentes dames » qu’au King Kong de Virginie Despentes. Ce qu’on peut taquiner en revanche, c’est son idéalisme. Entre le jeune premier et le vieux mélancolique, il s’agrippe à son utopie culturelle pour ne pas voir flancher ses aspirations. Voilà que son art, figé dans le temps, prend des allures de fantasme à entretenir. Enfermées dans le cocon de la trompeuse nostalgie, les grandes références dont il se gargarise perdent de leur saveur… ou du moins n’en gardent qu’une : celle de la Madeleine de Proust d’Eric Zemmour. En bazar, dans sa boîte à souvenirs, les récits de « Jeanne d’Arc, de Louis XIV, de Bonaparte et de De Gaulle » ; un populisme enfantin qui convoque le souffle épique – sur fond d’une musique de Beethoven – pour mouiller nos yeux et serrer notre cœur. Simple et efficace. Et pour tout dire, ça marche : sur vous, sur moi, sur tous ceux qui aiment un tant soit peu la culture française. Mais là n’est pas là question. Tandis que l’amour de son pays incite la culture à prendre des risques, le fantasme la veut parquée dans une tour d’ivoire. Il la croit chaste et prudente. Comme si préserver sa culture, c’était la mettre sous clef. La bonne nouvelle, c’est qu’à perception trompeuse, profonde désillusion. Comme tout fantasme poussé à l’extrême, la France d’Eric Zemmour est vouée à imploser. Sauf si on la laisse s’aérer un peu. 

UNE CULTURE PAS SI FRANÇAISE ?

D’où ma question : dans quelle mesure, la culture française l’est-elle « de souche » ? « La France telle que nous l’avons connue et reçue de nos ancêtres », celle que défend le chroniqueur, a-t-elle uniquement été bercée par l’ADN national ? Au risque de s’engouffrer dans une liste interminable, Claude François et Dalida ont aimé l’Egypte pour mieux chanter la France ; Joséphine Baker a illuminé les Folies Bergères d’un Charleston typiquement américain ; Yves Saint Laurent posait régulièrement ses valises à Marrakech pour trouver l’inspiration de ses collections françaises ; quant à Serge Gainsbourg, c’est sur un air de reggae qu’il a chanté la Marseillaise. Tous ont fait de la France, terre d’accueil, une nation bercée par les influences étrangères.

Mais la discipline qui contredit largement le propos d’Eric Zemmour est peut-être celle qu’il ne cite pas dans son annonce de candidature : l’Histoire de l’art. Tous des génies, beaucoup d’étrangers, peu d’assimilés : il a vécu la majeure partie de sa vie en France mais l’espagnol Pablo Picasso n’a jamais été naturalisé. Membre de l’Ecole de Paris, l’italien Modigliani a côtoyé le japonais Foujita de même que le russe Marc Chagall. Comme Chaïm Soutine et Max Jacob – né tellement français qu’il a été déporté en 1944 – il a toujours peint sa judéité. Certains ont aimé la France au point d’y amener leur folklore. D’autres ont vu leurs œuvres achetées à prix d’or par des monarques français en quête de nouveauté. Vu sous cet angle, la culture française dépasse de loin les frontières de l’Hexagone

Si l’on suit la ligne directrice du nouveau candidat, la culture française a donc l’allure d’une poupée de cire du XIXème siècle. Elle est belle mais inerte. À cette beauté lisse et convenable, Eric Zemmour oppose, dans un autre discours prononcé à Ille-et-Villaine en février dernier, l’art contemporain, hideuse créature traînée par le « rouleau compresseur américain ». Une opinion qui s’entend – quoique franchement réductrice : limiter l’art à « l’Éducation du Beau et du bon goût »consiste à le réduire à son plus fade appareil : plat, décoratif, obsolète. De ce fait, le polémiste a raison – ou plutôt il a du retard : la culture française telle qu’il la conçoit n’est pas « en train de disparaître », elle a déjà dépassé la date de péremption. Qu’il le veuille ou non, l’art d’antan – tel qu’il l’entend – n’existe plus. Il se risque à plus de controverses, plus d’interprétations. Aussi, pas question, selon ses termes, de se laisser « dominer, vassaliser, remplacer ». Pas question non plus de censurer ou de cancel. Rappelons simplement que la culture de la France est à l’image de ses citoyens : curieuse, capricieuse, insolente.

Perla Msika

La Perle