Dans le film « Charlie et la chocolaterie » (2005), il y a une scène importante : le pauvre papa du héros est licencié de son poste d’ouvrier « bouchonneur de dentifrice » parce que l’usine le remplace par un robot plus efficace. Une peur assez populaire : celle de la machine qui prend le pas sur l’homme.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle, comme l’outil textuel ChatGPT, pose le même problème à plusieurs métiers. Parfois, à juste titre. Reste qu’en ce qui concerne les artistes, la question n’a pas vraiment lieu d’être. Au contraire, elle peut même être synonyme de libération de la créativité.
En février dernier, l’exposition d’une version IA et contemporaine de La jeune fille à la perle au Mauritshuis Museum de La Haye, un musée hollandais, a contrarié les visiteurs les plus conservateurs. Dans le cadre d’un projet initié par le musée, cette production de Julian Van Dieken a été l’une des créations retenues – sur 35000 candidatures – pour remplacer l’œuvre traditionnelle de Johannes Vermeer prêtée temporairement. Une concurrence jugée déloyale aux artistes, une insulte à l’art.
A noter d’abord que cette création est une partie infime du projet engagé par le musée : 174 autres réinterprétations du chef-d’œuvre de Vermeer ont été sélectionnées. D’autres artistes ont eu voix au chapitre. Par ailleurs, l’argumentaire de Julian Van Dieken est légitime : il assume explorer la place de l’intelligence artificielle dans la création. Une démarche inévitable tant elle remet sur la table un débat essentiel : celui de la définition d’une œuvre et de sa valeur artistique.
En l’occurrence, l’impasse IA y répond par deux fois : un outil intelligent est effectivement voué à défier la concurrence en matière de compétences esthétiques. Le portrait de « la jeune fille » est impeccable. Les traits du visages sont lisses, proportionnés… et par la même, un peu dépassés. Il y a longtemps que les visages et paysages déformés de l’art moderne – ceux de Pablo Picasso par exemple – ont prouvé que l’intérêt d’une œuvre et sa force émotionnelle ne dépendent absolument pas de sa beauté.
D’autre part, les enjeux que posent l’utilisation de l’intelligence artificielle ont un intérêt majeur pour le débat artistique. Ils relèvent de la démarche conceptuelle – préoccupation encore dénigrée par les plus conservateurs. En étant retenue parmi 174 œuvres contemporaines du musée hollandais, « la jeune fille » de Julian Van Dieken anticipe en mettant, dès à présent, l’art au défi. Elle ouvre une brèche que les artistes feraient bien de saisir : comment percer la substantifique moelle d’une œuvre à l’heure où les principes esthétiques ne suffisent plus à faire de vous un artiste ? Comment pousser la créativité dans ses retranchements ? Créer une liberté dans la contrainte ? D’une certaine manière, l’intelligence artificielle fait le tri. Elle exacerbe la concurrence, bien sûr, mais n’est certainement pas déloyale. Elle est stimulante.
A titre de comparaison, la photographie, inventée dans les années 1820, a longtemps été restreinte au champ scientifique. Elle relevait de l’invention technique. Il faut attendre la première moitié du XXème siècle pour que des artistes précurseurs l’intègrent progressivement au champ de l’art, et les années 1970 pour que des expositions de photos aient lieu.Les réticences étaient les mêmes, mais aucun artiste n’en est mort.
Personnellement, j’aime à envisager les artistes de demain comme des mathématiciens ou des développeurs de génie. Des hommes et des femmes qui utiliseraient les chiffres ou les logiciels informatiques comme une manière d’exprimer les réalités, les impasses ou les absurdités de la société du futur. Certains existent déjà . Il suffit des les trouver et de les écouter. Aucune dépossession n’est donc en jeu – à condition de vivre et de créer en témoin de son temps. C’est donc ça le multivers ?