20 108. A ce jour, c’est le nombre de fois que La Cantatrice Chauve et La Leçon, deux pièces du dramaturge
Eugène Ionesco, ont été jouées au Théâtre de la Huchette. Derrière ce phénomène spectaculaire qui se répète chaque soir depuis presque 70 ans, une grande famille de comédiens et des moyens modestes.
Claude Leblond n’avait pas chaussé ses bottes de pompier depuis un an. À quelques minutes du spectacle, dans la loge du théâtre de la Huchette, les comédiens terminent de se maquiller. Le doyen de la troupe, 91 ans, lui, est assis sur un banc. Il enfile ses longues chaussures en cuir noir zébrées de reflets, blancs comme la foudre. Son casque de bobby anglais à portée de main. Ce rôle de pompier, il l’a joué plusieurs milliers de fois. Ce soir, vendredi 29 novembre, c’est son anniversaire. Et demain, ce sera sa dernière sur les planches de ce théâtre parisien.
Depuis 1957, la petite scène nichée au 23, rue de La Huchette (Paris 5ème) continue de faire salle comble. Des spectateurs du monde entier se déplacent pour venir voir La Cantatrice Chauve et La Leçon, deux pièces du dramaturge Eugène Ionesco.
Ici, la mise en scène, les décors et les costumes ne bougent pas. Tout est d’origine. C’est ce qui fait la particularité de ce théâtre. Une étrangeté hors-norme, pour cette salle qui détient le record mondial de représentations ininterrompues dans un même lieu.
Comédiens de père en fils, de mère en fille
18h35. “Quelqu’un veut un bonbon à la menthe ?” demande Joséphine Fresson, la soixantaine, un sourire qui lui mange le visage. Sa dense chevelure blonde attachée derrière la tête, en jupe noire et tablier blanc, elle joue le rôle de La Bonne dans La Cantatrice Chauve. Au creux de sa main tendue, dans une boîte en métal ronde, les comédiens picorent ravis les petites pastilles vertes. L’odeur de menthe fraîche embaume la loge.
Sur les murs, des cadres déclinent une panoplie de nominations aux Molière, l’annuelle cérémonie de récompense du théâtre français. Aux quatre coins de la pièce, des dizaines de costumes patientent sous leurs housses.
Face à l’un des miroirs, Suzanne Legrand, qui joue Mme Martin, ajuste son maquillage. Au-dessus de sa tête, sur une étagère, des dizaines de boîtes sont empilées. Chacune porte une étiquette avec un nom de comédien de la troupe. Gonzague Phélip, l’actuel administrateur du théâtre, raconte qu’un journaliste a demandé une fois si “tous ces acteurs sont morts” et si “ce sont là leurs cendres ?” Les boîtes fonctionnent en fait comme des casiers. Les comédiens y laissent leurs affaires et sont sûrs de les retrouver à leur prochain passage sur les planches.
43 comédiens au total, ils se partagent 8 rôles répartis sur les deux spectacles. En moyenne 5 à 6 comédiens par rôle, chacun joue environ 2 semaines de suite tous les 2 mois. Cette distribution alternée leur laisse le temps de mener des projets en parallèle.
Comme le planning de distribution est organisé en fonction des disponibilités de chacun, il arrive souvent que les comédiens montent sur scène aux côtés de partenaires avec qui ils n’ont pas ou peu répété. Un risque ? Surement. D’aucun y trouvent quelque chose de positif : “Ça nous permet de ne jamais nous encroûter, explique Didier Bailly, qui joue Mr Smith dans La Cantatrice Chauve. Ça demande un effort d’adaptabilité, de réception et d’écoute énorme. C’est extrêmement formateur. Souvent, on fait juste un filage rapide, comme ça (ndlr, une courte répétition expédiée sans effets)” ajoute Nina Cruveiller qui a rejoint l’équipe depuis peu.
Autre particularité, les rôles de la troupe se transmettent en famille. On ne compte plus les comédiens dont le père ou la mère étaient là aux premier pas du théâtre. Marie Cuvelier, qui joue le rôle de La Bonne après avoir joué celui de L’Élève, est la fille du metteur en scène original de La Leçon, Marcel Cuvelier. Quant à Serge Noël, qui campe Mr Smith, il est le fils du décorateur officiel de Ionesco, Jacques Noël.
Qu’en pensent les nouveaux ? Les derniers arrivés ? “C’est assez magique cette famille de théâtre, on a l’impression d’être tout de suite membre à part entière. Il n’y a que des gens passionnés. Beaucoup de bienveillance et d’amour. Ce n’est pas le cas partout.” ressent Violette Erhart, jeune comédienne entrée en juin dernier.
Cette distribution alternée et la transmission familiale des rôles est “un événement sans précédent dans l’histoire de la scène. On a jamais vu ça au théâtre” explique Marie-Claude Hubert, professeure émérite de littérature française à l’université Aix-Marseille, qui a écrit de nombreux ouvrages sur Eugène Ionesco.
“La cloche est d’origine”
18h58. Dans la petite salle, un gros brouhaha de voix jeunes. Les 90 sièges sont occupés. Certains spectateurs ont écopé d’un strapontin, d’autres d’un tabouret. Une classe d’élèves s’est déplacée du Canada pour admirer la pièce.
Une porte s’ouvre dans le mur de gauche. Un homme s’avance. “Mesdames, messieurs, bienvenue au théâtre de la Huchette. Expérimentez le vertige sucré de la déconnection le temps d’un spectacle vivant. Je vous demanderais donc de ne pas faire de photos, de vidéos, de feu de camp ni de partie de tennis.’’
Cinq fois par semaine depuis cinq ans, Yves Thuillier, le régisseur, peaufine son harangue. Deux minutes à voix haute pour laisser aux derniers retardataires le temps de s’installer. “C’est le résultat de toutes mes improvisations. Les gens ne connaissent pas bien le théâtre de l’absurde, ils ne savent pas vraiment ce qu’ils vont voir. Je suis là pour leur donner les clefs.”
A la fin de ce court temps parole, il referme la porte et remonte à toute allure le couloir qui mène à la régie, située derrière la scène. Il doit arriver à temps pour sonner les 17 coups de cloches qui marquent le début de La Cantatrice Chauve.
Au théâtre de la Huchette, Yves Thuillier multiplie les casquettes. Il gère les situations d’urgence. Comme cette fois où la bride de chaussure d’une comédienne s’est cassée, quelques minutes avant de monter sur scène.
“J’étais en pleine régie de La Leçon, sous-titrée en anglais ce soir-là. Je devais passer un peu plus de 1500 diapos à la main. Une, toutes les deux secondes, se souvient-il. J’ai carrément enlevé ma chaussure et ma chaussette pour passer les diapos avec mon pied. J’appuyais sur la touche espace avec le gros orteil et de mes mains libres, je réparais la bride avec du fil à coudre”.
Décorateur et habile de ses mains, Yves Thuillier recoud les costumes, répare un morceau de carrelage, retapisse les chaises. “Avant, on avait plus de moyens, on avait une costumière qui était là très régulièrement. Maintenant, je n’en emploie une que très ponctuellement” confie Gonzague Phélip, à qui il arrive aussi de mettre la main à la patte pour les travaux d’électricité et pour le ménage. Une fois par mois, 5 à 6 comédiens viennent aussi nettoyer tout le théâtre.
"Les 90 sièges sont occupés. Certains spectateurs ont écopé d’un strapontin, d’autres d’un tabouret. Une classe d’élèves s’est déplacée du Canada pour admirer la pièce."
Ces dernières années, la Huchette a traversé plusieurs périodes difficiles. Lors de la crise du Covid-19, le théâtre survit grâce aux aides de l’Etat. “Il y a eu beaucoup de moment où on s’est dit qu’on allait pas s’en sortir, et puis on trouve toujours une parade.” En 2015, au moment des attentats du Bataclan, face à l’impossibilité des groupes scolaires de venir sur place, un comédien propose de se rendre dans les écoles pour jouer.
Le théâtre peut aussi compter sur une coopérative de comédiens, propriétaire du bail depuis 1965. En cas de problème, l’effort est soutenu par l’ensemble de la troupe. “Cette structure est ce qui nous fait tenir, continue Gonzague Phélip, les comédiens sont plus investis et responsables parce que c’est leur boîte.” Depuis deux ans, même si la situation est plus stable, “La trésorerie est tendue. On est toujours dans les clous, mais rien ne dépasse.”
“57 ans de scène”
20h10. La Cantatrice Chauve s’est terminée il y a quelques minutes. Sur scène, le professeur commence à donner La Leçon à son élève. Et au sous-sol, sous les arcades en pierre du bureau, une quinzaine de comédiens sont réunis. La plupart d’entre eux ne jouaient pas ce soir mais sont là pour fêter l’anniversaire de Claude Leblond, le doyen de la troupe.
Arrivé en 1967, l’homme célèbre 57 ans de bons et loyaux services. Autour de la petite table dressée contre le bar. Au fond de la salle, des piles d’archives et de dossiers s’accumulent. Des étagères croulent sous les tranches usées des classiques. Le Molière d’honneur, décerné en 2000 au théâtre, traîne sur un guéridon. Un objet parmi d’autres.
Claude, assis sur un bout de canapé, repose ses vieilles jambes. Un petit groupe se presse autour de lui. On lui apporte ses cadeaux. Il déchire les emballages sans brusquerie. Son rire espiègle n’a pas pris une ride. Il résonne parfois, aigu et gai comme celui d’un gamin. “Le critère numéro un pour être engagé ici, c’est d’être un bon camarade. Et après, bien sûr, il faut être un très bon comédien.” explique Suzanne Legrand, qui a quitté son habit d’épouse anglaise.
Et Didier Bailly de renchérir : “Moi qui suis célibataire et sans enfant, je peux te dire que cette troupe, c’est comme une deuxième famille.” Dans son agenda, il concilie chacune de ses apparitions sur les planches de la Huchette. “2374 assène-t-il fièrement, ce jour-là. Je vais attendre ma 2500e et on organisera un pot.”
Après une heure de célébration, Claude Leblond se lève et salue tout le monde. “Demain, c’est la dernière fois que je monte sur les planches de la Huchette. Il faut être sage, se retirer à temps.”
Alvaro Goldet
La Perle