Âmes sensibles s’abstenir. La formule est d’usage. On croit souvent à une forme de prévoyance de la part de celui qui la prononce : je te connais, je te dorlote, je te préserve du laid, du dégoutant ou du sordide. Mais sous ses airs de précaution polie, cet impératif suggère quelque perversité. Voilà qu’il titille l’air Sainte Nitouche piquant au vif l’âme sensible dans ses peurs les plus complexes. Cachez ce spectacle que je meurs d’envie de voir.
Léo Nataf a choisi une autre méthode. Fi des conventions et des larmes de crocodile, l’artiste fonce dans le tas. Son projet ? Faire parler la nature. Au détour de ses sculptures, de ses voyages, il explique réintégrer l’homme à sa condition d’espèce. Mais à ses risques et périls : poussé par sa démarche anthropologique, il éprouve la matière et se confronte à des civilisations aux antipodes du mode de vie occidental. Entre sacrifices et tatouages rituels, Léo se donne physiquement à son art.
Mais surtout, il ne s’en cache pas. Ses réseaux pour vitrine, le plasticien affiche les détails de son travail sans le moindre scrupule. Alors, fascination ou répugnance ? Voyeurisme ou témérité artistique ? Âmes sensibles, à vous de lire.
Comment es-tu devenu artiste ?
Disons qu’on m’a toujours catégorisé comme artiste. Déjà petit, je ne suivais pas vraiment les rails conventionnels : pas très sociable, passionné par les animaux, par la nature et surtout par le dessin. Je dessinais beaucoup.
En grandissant, j’ai voulu suivre l’une de mes deux passions, d’abord en approchant le métier de vétérinaire. Mais en fin de compte, ce n’est pas du tout ce que je recherchais. Puis, comme j’étais passionné d’art, je me suis dit qu’il fallait que je choisisse un métier artistique mais qui reste dans les cordes. J’ai fait deux mois de droit à la Sorbonne pour devenir commissaire-priseur. Mais ce n’était pas pour moi non plus. C’est là que je me suis lancé. Je voulais être artiste. J’ai donc intégré la prépa de Sèvres pour me préparer à la Central Saint Martins College of Art and Design (ndlr, université des arts de Londres créée en 1989 ) et j’ai été admis !
Une fois là-bas, c’était assez compliqué : Un nouveau système, un nouveau pays, une nouvelle langue… D’autant que l’enseignement était très théorique. Même avec le niveau d’anglais requis, j’avais du mal à suivre. De cette frustration, je me suis alors orienté vers des matières pratiques, celles qui ne demandaient que l’usage de mes mains et notamment la sculpture au métal dont les cours étaient dispensés par un drôle de professeur : très rustre, très direct. Il ne collait pas avec le côté bien élevé des British. C’est ainsi que la sculpture est devenue partie intégrante de mon travail.
Tu travailles essentiellement avec des matériaux brut. Quel est le sens pour toi de ce retour aux sources ?
J’aime travailler sur des matériaux qui ont du répondant : ceux qui sont lourds, qui chauffent, qui brûlent. En travaillant de cette manière, j’ai vraiment la sensation de retrouver ma passion pour la nature, de me remettre dans un acte de création première, quasi-ancestrale. Ce n’est pas pour rien que j’aime la céramique : c’est la toute première forme de créativité humaine. Et puis il y a cette impression de ré-appartenir à un cycle, à un écosystème : j’ai un impact sur la matière et la matière a un impact sur moi. Je ne fais plus qu’un avec elle.
Pour moi le concept de nature n’existe pas vraiment. Ce terme n’est qu’un prétexte pour l’homme de se mettre à distance, de ne pas s’impliquer dans le trivial. En travaillant, je replace l’homme dans un tout. J’accepte cette part d’incertitude où la nature reprend ses droits. Je suis juste là pour mettre en forme, ajouter ma touche.
En travaillant notamment sur la décomposition, la dégradation du vivant, il semble que tu nous mets face à notre condition de mortel ?
En tout cas à notre condition d’êtres vivants. On me dit souvent que mon compte Instagram est éprouvant parce que je montre ces états de dégradation.C’est absurde : tu n’as jamais vu de poulet mourir, mais tu manges du poulet tous les jours. En te montrant ces images, je te donne la chance de voir ce qu’il en est [ C’est une chance, pour toi ? ] Non seulement une chance mais aussi un devoir en tant qu’humain : si tu consommes de la viande,il faut accepter d’être face à cette mort que tu donnes tous les jours – de manière indirecte – en achetant ta viande au supermarché. Surtout aujourd’hui : les gens se refusent à voir la mort. Je ne vais pas faire ça par voyeurisme mais pour moi, c’est juste normal. Ce n’est pas très grave que quelque chose se finisse. On nait, on meurt. C’est la vie.
Cette démarche a-t-elle changé ton propre rapport à la mort ?
Il y a quelque temps, j’ai réalisé une performance dans la jungle du Peten – au nord du Guatemala. Je voulais me rendre au cœur de ruines maya pour y sacrifier un poulet. J’ai donc acheté une poule au marché puis l’ai gardée avec moi trois jours et trois nuits durant, le temps d’arriver sur place. Au terme du voyage, nous découvrons une pyramide recouverte de végétation. La nature avait repris ses droits. C’était incroyable. L’endroit parfait pour faire mon sacrifice. J’ai donc tué le poulet et, pour la toute première fois, je me suis filmé en train de le faire. Ce faisant, j’ai réintégré la mort à la vie et surtout, je me suis replacé dans le cycle de la chaîne alimentaire. Si j’accepte de tuer, j’accepte aussi d’être tué. Je me reconnecte avec mon humanité et accepte donc la mort.
Il y a dans ton processus créatif une implication physique : tu voyages, tu expérimentes, tu te tatoues le corps. C’est une étape nécessaire pour toi ?
J’ai toujours eu cette démarche avec ou sans mon envie de créer. J’aime bien réfléchir. Mais si je ne fais que cela, je n’avance pas. Je réfléchis pour bâtir et pour agir. On sépare souvent l’esprit du corps alors que pour moi c’est un tout. Je réfléchis au fil de ma pratique.
Dans tes voyages ou ta manière d’éprouver la matière, t’arrives-t-il de te laisser dépasser par cette hyper-implication ? Est-ce qu’il faut souffrir pour créer ?
Je ne sais pas s’il faut souffrir pour créer. Mais moi, j’aime souffrir pour créer. J’aime ressentir, éprouver. Lorsque je vais dans des communautés, à la rencontre de peuples, j’aime passer par les tatouages traditionnels parce que la chair éprouve ton expérience. J’ai beau échanger avec eux, les accompagner pendant une chasse ou dans leurs tâches quotidiennes, c’est plus puissant de passer par l’encrage, la scarification pour ressentir physiquement ce que l’on découvre. En tout cas, cela me parle.
Comment-est ce qu’un parisien de la ville se décide un jour à aller à la rencontre des peuples de Papouasie Nouvelle Guinée, d’Ethiopie, du Mexique ?
Je viens d’une famille multiculturelle. De ce fait, je me suis toujours intéressé aux origines et aux traditions de ma famille. Juifs de Pologne et du Maroc d’un côté, juifs tunisiens de l’autre. Ce brassage m’a poussé à me questionner, à comprendre les différences, à chercher les points communs. Dans ma propre quête d’identité, je réalisais que ce que je comprenais ou non dépendait de mon éducation et que cette éducation dépendait quant à elle de la culture dans laquelle j’avais baigné. On m’a expliqué le monde comme on le comprend dans ma culture.
Mais cette réflexion dépasse mes périodes de voyage. C’est un travail de tous les jours, une démarche. Il faut observer, questionner, lire des choses sur l’anthropologie. C’est en lisant que je me suis rendu compte que la Papouasie Nouvelle Guinée tenait une place importante dans les réflexions anthropologiques. A l’issue des mes études à la Saint Martins, je sentais que je devais m’y rendre, faire avancer ma réflexion. Alors j’ai pris un billet et je suis parti tout seul. [ Ce n’est pas effrayant de partir sans savoir précisément ce qu’on va y faire ? ] C’est la différence entre un voyage et des vacances. Ce n’est pas en décidant un itinéraire bien précis, en voyant les choses que t’as prévu de voir avant d’y aller que tu voyages vraiment. Tu veux juste y trouver ton fantasme.
L’Occident a parfois ce rapport condescendant vis -à -vis de ces populations. On parle même de peuples premiers. Dans cette démarche anthropologique, nous-as-tu finalement trouvé des points communs ?
Justement. Ce qui va m’intéresser c’est de trouver des points communs dans les différences. En fin de compte, les cultures se ressemblent énormément car elles ont toutes été créées pour répondre à des besoins humains, universels : les rapports à la famille, à l’environnement, à la survie… En passant par ces peuples, ces besoins apparaissent juste plus clairement.
Crédit photos : Léo Nataf.
Tu contrastes ta démarche avec une présence soignée sur Instagram. Tu documentes tes projets, tes voyages. Tu as même créé un filtre Instagram. Comment est-ce que tu inscris les réseaux sociaux dans ton processus ? Une sorte de compte-rendu à tes spectateurs ?
Je n’ai pas vraiment réfléchi à mon rapport aux réseaux sociaux. Aujourd’hui, je pense que ce qui va m’intéresser, c’est donner la possibilité à mes abonnés de suivre ma création en atelier, de comprendre mes voyages anthropologiques. J’ai l’impression qu’avec Instagram, ils comprennent mieux ma démarche. Et puis, c’est un peu une exposition qui ne s’arrête jamais et surtout, qui me permet de vivre de mon art.
Dans cette démarche de communication de ton travail, tu prends part à des projets qui font aujourd’hui beaucoup de bruit : des collectifs d’artistes, des collaborations… Est-ce qu’on a pas le vertige de passer de la Papouasie Nouvelle-Guinée à Paris ?
Pour moi, le travail anthropologique ne s’arrête pas aux frontières. Il est partout. On a toujours l’impression que les gens sont différents d’une culture à l’autre. Mais je t’assure : les gens se ressemblent beaucoup. Bien sûr, la vie citadine est complexe car il est plus difficile de parler vrai. Mais aller à la rencontre de peuples différents permet justement d’apprendre à se positionner, à se mettre dans la peau de l’autre. Je prends avec du recul les comportements des uns et des autres. Tu sais, quand tu dors entre deux cannibales et que tu arrives à te lier à eux, tu comprends vite que toutes les réalités que tu as pu construire jusqu’à maintenant – le côté moral : les bons d’un côté, les mauvais de l’autre – n’existe pas vraiment.
Dans ton travail, tu intègres l’aspect fonctionnel : la vaisselle, le cendrier et les objets rituels. Comment appréhendes-tu la fonctionnalité à ton travail ?
Je m’y suis refusé pendant longtemps. J’avais peur que cela désacralise ma pratique. Et finalement, quand je me suis installé ici, dans mon atelier de Seine Saint Denis, j’ai eu besoin de choses et j’ai adoré les fabriquer moi-même. Les besoins sont ancrés dans un système culturel. La fonctionnalité révèle aussi des aspects anthropologiques.
Quels sont tes projets pour la suite ?
Je suis justement en train de créer une série de lampes et de luminaires dans le cadre d’une collaboration avec la galerie Glustin, spécialisée dans le mobilier. Du 1er au 4 juillet, je présenterai mon travail lors de l’exposition « Premiers Regards » à la galerie Millenar’t. Enfin, je participe comme toujours à la prochaine Biennale de Paname qui aura donc lieu à la rentrée.