Enfant Précoce : Aime ta peinture comme toi-même

Mieux qu’un simple cahier de croquis, son exposition “Printemps Cachemire” à la galerie Quand les fleurs nous sauvent propose une collection de vêtements imaginaires sur une quinzaine de toiles. Enfant Précoce y consacre le motif de la fleur. L’égérie de la collection ? Peut-être l’artiste lui-même…

A mi chemin entre l’esprit bohème d’Oscar Wilde et l’élégance rétro des portraits de Malick Sidibé, ce dandy millennial croise les influences.
Photo : Instagram @enfant_precoce

A défaut de l’entendre, il ne passe pas inaperçu. Si Enfant Précoce – Francis Essoua de son vrai nom – n’est pas un loquace, son allure, elle, parle pour lui. A mi chemin entre l’esprit bohème d’Oscar Wilde et l’élégance rétro des portraits de Malick Sidibé, ce dandy millennial croise les influences : un style tout à la fois unisexe, urbain, traditionnel camerounais, résultat d’un parcours artistique pluriel, et porté par un « désir inassouvi » : celui de créer une marque de vêtements.

Pourtant, Enfant Précoce n’est pas styliste. Il est peintre. Et ses œuvres lui ressemblent.

A 33 ans, l’artiste s’est déjà fait remarquer : en 2019, il réalise « Exposez-Moi », une série de happenings durant lesquels il pose, assis aux côtés de ses toiles, en plein Paris. Danseur de la première heure et ancien membre du collectif « La Marche Bleue », il ouvre même, avec ses camarades, la cérémonie des César en 2020.

Aujourd’hui, après plusieurs expositions dont son « Bal d’Enfant » en juillet dernier, et des collaborations avec des marques de prêt-à-porter, il inaugure l’exposition et collection sur toile « Printemps Cachemire » à la galerie Quand les fleurs nous sauvent.

Comme une série de croquis pour une marque de vêtements imaginaires, Enfant Précoce expérimente la fleur, motif emblématique de l’Histoire de l’art comme de la mode. Il inscrit ses looks dans la vie quotidienne, au détour d’une balade en moto ou d’une conversation entre amis ; et ses modèles, vivants, colorés, agités, les portent comme un charme. 

Prêts pour le lèche-vitrine ? Rencontre, à l’ombre d’un jeune homme en fleurs.

“J’ai l’habitude d’avoir des débats et de discuter pendant que je pratique. Une peinture n’est pas soi-même. Une peinture, c’est tout le monde. Et si peindre implique une solitude, son résultat est le travail de tous. C’est aussi la convivialité, celle que je vis au quotidien.” Enfant Précoce.
Photo : Banc de Tournesol, 2021. Crédit photo : Perla Msika.

Comment êtes-vous devenu artiste ? 

Quand j’étais petit, la discipline qui me passionnait, c’était la danse. Le rapport au corps et aux mouvements a toujours été important pour moi. Mais tout ce qui concerne la peinture et les arts plastiques en général vient de mon oncle, sculpteur dont j’ai longtemps été l’assistant. Enfant, j’avais juste envie d’être comme mon tonton, lui qui avait une vie si libre. Il n’avait pas le cadre de vie plus rangé de ses frères et sœurs. Et fasciné par son travail, j’avais l’impression qu’il évoluait dans un univers uniquement accessible aux gens qui vivaient libres, comme lui. 

L’intérêt pour la peinture, à proprement parler, s’est fait progressivement. Je dessinais beaucoup, dans un style proche de celui de mon oncle. Puis, au fil des années, j’ai commencé à avoir ma propre pâte, celle qui m’appartenait. C’est à force de travailler que j’y ai accordé plus d’importance et d’amour. Ce n’était plus qu’une discipline de passion mais un moyen de faire ressortir quelque chose de moi qui n’existait pas avant. Partir de zéro pour parvenir à créer quelque chose d’unique, c’est sur ce désir là que j’ai apprivoisé la peinture.

Vous vous tournez donc vers la danse avant d’arriver à la peinture, en 2013. Avec le recul, était-ce un passage obligé ? 

Pas forcément. La danse a toujours été une discipline unique. Je danse simplement parce que j’aime danser, alors que la peinture est rapidement devenue une nécessité. C’est elle qui a pris le dessus sur le reste. Je me sens obligé de peindre. Et puis, je vois autant les bienfaits que ce travail m’apporte que le plaisir et la paix qu’il procure aux personnes qui l’apprécient et le suivent. Quand tu danses, ce n’est pas pareil : Tu fais le show et le moment reste gravé mais tu ne peux pas l’avoir chez toi. Alors que la peinture, c’est un propos réel. Elle reste dans le temps. 

Votre nom est Francis Essoua mais vous vous faites appeler Enfant Précoce. Un nom étrange – qui peut même paraître présomptueux. D’où vient-il ?

J’ai détesté pendant longtemps le prénom de Francis. Quand j’ai commencé à peindre, je signais de mon nom de danseur : Jones. Puis, j’ai eu envie d’en changer car ce nom collait plus à la vie de danseur que je menais auparavant. Je voulais aussi d’un nom qui raconte mon histoire. Mes dessins ont ce côté enfantin qui devait apparaître. D’ailleurs, quand je travaille, je me reporte toujours à mes souvenirs d’enfance, jusqu’à l’âge de 9 ans. C’est une période charnière pour moi, où beaucoup de choses se sont jouées. Et petit, j’ai sauté plusieurs classes, j’étais très en avance sur les autres enfants. Donc « Enfant », pour l’adulte qui ne veut pas grandir, et « Précoce » pour la maturité de sa pensée.

Vos œuvres vous ressemblent, ou du moins, elles collent à votre image et votre style : coloré, orné, porteur d’un décalage un peu mystérieux. Avez-vous l’impression d’incarner vos œuvres ?

Je pense qu’il y a une part de chacun de soi dans tout ce qu’on crée. Le monde européen est très cartésien, davantage arrêté à ce qui est scientifique et palpable. J’ai davantage une pensée plus spirituelle. Je pense que tout est connecté. Ainsi, ce que je peins n’est autre qu’une part, une essence de moi-même.

Avec la danse et la compagnie La Marche Bleue, vous avez joué collectif. On peut supposer que la peinture demande plus de solitude et d’introspection, non ? 

Ce n’est pas mon cas. J’aime avoir du monde autour de moi. Quand je suis tout seul dans mon atelier, je peux même passer deux heures à ne rien faire juste parce qu’il n’y a personne pour me raconter des choses. J’ai l’habitude d’avoir des débats et de discuter pendant que je pratique. Une peinture n’est pas soi-même. Une peinture, c’est tout le monde. Et si peindre implique une solitude, son résultat est le travail de tous. C’est aussi la convivialité, celle que je vis au quotidien.

On vous retrouve avec « Printemps Cachemire », un nom qui claque pour une collection de vêtements imaginaire. Un vieux rêve parait-il…

La peinture est venue à moi. Mais avant cela, je voulais créer une marque de vêtements. J’ai bien entamé un projet, il y a quelques années, avec d’autres personnes. Mais le projet s’est atténué progressivement. Pendant ce temps, j’ai continué à peindre. Ma pratique était constante et j’avais mes toiles et ma couleur pour m’exprimer. Je me disais que si un jour, le travail d’Enfant Précoce prenait le devant de mes activités grâce à la peinture, je pourrais aussi en faire usage pour danser ou créer une collection. [Un peu comme un label ?] Tout à fait. En composant « Printemps Cachemire », j’ai pu faire parler mon imaginaire. Créer et envisager des tenues que je pourrais peut-être avoir en vrai. 

Quelle est l’identité de « la collection » ? 

L’identité de la collection ce sont les fleurs, et plus précisément les fleurs de cachemire : j’ai ce souvenir, très prégnant du jardin que ma famille avait au Cameroun, entretenu par mon oncle. Il accompagne toutes ces toiles. Quant aux personnages, ils sont les modèles d’un casting sauvage imaginaire. Comme pris à la volée.

“QUANT AUX PERSONNAGES, ILS SONT LES MODÈLES D’UN CASTING SAUVAGE IMAGINAIRE. COMME PRIS À LA VOLÉE.“

Enfant Précoce

En exposant à Quand les Fleurs nous sauvent, vous consacrez le motif de la fleur, que ce soit sous son prisme ornemental ou mythologique. Comment renouveler ce motif aussi « passe-partout » dans la mode et l’Histoire de l’art ?

Une fleur c’est la beauté de la nature. Tout simplement. Rien de plus. Elle a ce truc là d’être belle naturellement, sans artifices. Elle se suffit à elle-même. C’est d’autant plus fascinant que  personne ne lui apporte vraiment de l’importance. Justement : on en porte beaucoup sur nos vêtements, sur nos objets, on achète des fausses fleurs. C’est donc  un motif bel et bien inspirant mais dont l’expression réelle demeure largement sous-estimée.

Nous réalisons cette interview juste au-dessous de l’un de vos autoportaits, Miroir, mon beau miroir. Un genre que vous pratiquez peu ? 

J’en fais souvent mais je ne les montre pas au public. L’année dernière, j’en ai fait trois, il me semble. En tout cas, au moins un par an. J’ai un rapport assez particulier aux autoportraits. Ils ont une importance que je ne maîtrise pas totalement. Il y a quelques temps par exemple, j’en ai vendu un pour payer mon loyer, et je le regrette profondément. C’est un épisode qui m’a marqué. Encore aujourd’hui, je souhaite le récupérer.

Adidas, H&M, vous collaborez régulièrement avec des marques de prêt-à-porter. Ici, vous faites de la peinture, le croquis d’une marque potentielle. Pensez-vous que l’art peut participer à réévaluer les attentes qu’on peut avoir vis à vis de marques qui répondent davantage à une dynamique de productivité que de créativité ? 

C’est un mariage entre la marque et l’artiste. En allant vers un artiste, la marque rend aussi l’art accessible à tout le monde. Bien avant que je commence à fréquenter les galeries, je pensais, comme beaucoup de monde, qu’il fallait payer ou y être invité pour y entrer. Les galeries sont gratuites et personne ne le sait. D’autre part, les marques participent à une démocratisation économique : elles permettent à Monsieur Tout Le Monde d’acheter des pièces. 

« Printemps Cachemire », une marque à venir ? 

Je n’ai pas encore acquis ce niveau d’expérience pour créer une marque. C’est énormément de travail, en tout cas pour les ambitions que j’ai à ce sujet. Pour l’heure, je progresse dans ma carrière d’artiste, le reste viendra plus tard. 

Quels sont vos projets pour la suite ? 

Une prochaine exposition « Route vers le Paradis » est à venir. [Et la sculpture ? Vous ne voulez pas défier votre oncle ?] La sculpture, j’y pense depuis longtemps, mais face à moi, il y a toujours ce maître qui me bat. Il est trop fort ( rire ). Je sais qu’en peinture, je m’en sors mieux que lui, alors je préfère m’y tenir pour l’instant. 

Le lit de noces, 2022
Benskin, la grande vadrouille, 2022

Crédit photos : Perla Msika.

Propos recueillis par Perla Msika

La Perle

Exposition « Printemps Cachemire” d’Enfant Précoce
Du 31 mars au 10 avril 2022
Galerie Quand les fleurs nous sauvent
5 rue Jacques Callot 75006 Paris ( adresse itinérante )
www.quandlesfleursnoussauvent.com
@quandlesfleursnousauvent
www.enfantp.com
@enfant_precoce