Arthur Hadade, l’homme qui cartographie les vernissages

Il connaît chaque trottoir du Marais et les ateliers discrets de Belleville. Avec Cur8, son application, Arthur Hadade a voulu dresser la carte vivante de la scène artistique parisienne. Derrière ce projet simple en apparence, une ambition : rendre l’art à nouveau accessible, mouvant, presque quotidien

À 36 ans, Arthur Hadade, créateur de Cur8 a mis plusieurs années avant de trouver sa voie. crédits : Dimitri Lanctuit — Ten Days In Paris

Dans les vernissages parisiens, il y a toujours ce moment suspendu où l’on se demande : où aller ensuite ? Une coupe de champagne à la main, un regard distrait sur les murs blancs, et la question revient comme un refrain : qu’est-ce qui se passe ailleurs, ce soir ? Arthur Hadade, lui, n’a pas supporté de rester dans le flou. De cette frustration, il a fait une obsession. Et de cette obsession, une application.

Cur8 est une carte vivante des expositions parisiennes. Tu l’ouvres, tu vois des points, tu y vas. Pas de profil, pas de bavardages numériques : juste une interface épurée, une carte sombre constellée de cercles colorés, chaque point correspondant à une galerie ou un vernissage du soir. 

En un geste, on passe du Marais à Belleville, du Palais de Tokyo à une friche du XIXe. Derrière ce dispositif limpide, une promesse : réconcilier amateurs perdus, collectionneurs aguerris et curieux du dimanche avec un monde souvent perçu comme clos, codifié, intimidant.

Une carte, un geste, une communauté

Arthur Hadade connaît bien la sensation d’être à la marge. À 36 ans, grand, sec, le regard clair et nerveux, il parle avec la même énergie que celle d’un joueur qui entre sur le terrain. Né à Lyon, installé à Paris depuis dix ans, il garde le débit pressé et l’accent léger des bords du Rhône. 

Entrepreneur depuis quinze ans, il a déjà usé plusieurs vies. Une première boîte, dans le sport, marche encore sans lui. Mais l’ex-footballeur amateur, gavé de ballon rond du matin au soir, a claqué la porte. Il se frotte ensuite à la musique, puis au cinéma. Des aventures toujours passionnées, mais rarement rentables. « On bossait non-stop et on galérait à payer le loyer », lâche-t-il sans détour.

Cur8 est né d’un geste presque anodin : une Story Instagram à l’automne 2023. « Je disais : je galère à trouver des expos, et vous ? » Quarante réponses, autant de coups de fil, une mosaïque de frustrations et de désirs. 

Ce corpus improvisé devient une boussole. L’équipe décide d’aller droit au but : une carte et rien d’autre. L’effet est immédiat. La communauté grossit, les galeries s’y intéressent, les investisseurs suivent. Aujourd’hui, Cur8 revendique plus de 15 000 utilisateurs actifs et collabore avec une cinquantaine de galeries, dont Perrotin, Anne Barrault et Mor Charpentier.

"Avant Cur8, je n'aurais jamais osé entrer dans une galerie"

Les galeries, souvent méfiantes envers les innovations numériques, jouent pourtant le jeu. « Au début, on s’est dit : encore une appli de plus, raconte Élodie Laurent, directrice de la galerie Jousse Entreprise. Et puis on a vu débarquer des visiteurs qu’on n’aurait jamais touchés autrement. Des jeunes, des curieux, des voisins. » Même constat chez Templon : « Cur8, c’est un GPS culturel. On ne sait jamais qui va pousser la porte, mais on sait que quelqu’un viendra. »

Soudain, Hadade se retrouve du bon côté de la barrière : « C’est la première fois que je me sens dans une situation favorable. Mes potes me parlent de Cur8, pas de mes anciennes boîtes. Ça dit tout. »

Mais l’application n’est pas qu’un succès technique. Elle capte un mouvement de fond. Dans les vernissages, Arthur rencontre des jeunes de vingt ans qui sacrifient leurs vacances pour s’offrir une œuvre, des couples modestes qui se constituent une petite collection, des septuagénaires qui l’arrêtent dans les foires avec un sourire : le compte Cur8 dépasse aujourd’hui les 120 000 abonnés sur Instagram. L’art change de visage. Il s’invite dans des vies où l’idée même de l’art semblait opaque, inaccessible.

Parmi les utilisateurs, le ton est souvent le même : un mélange d’enthousiasme et de gratitude. « Avant Cur8, je n’aurais jamais osé entrer dans une galerie, confie Lina, 24 ans, étudiante en design. Maintenant, j’en fais trois par semaine. C’est devenu ma balade du jeudi soir. » Julien, 41 ans, graphiste du XIe arrondissement, raconte : « J’ai découvert une expo en bas de chez moi grâce à Cur8. C’était comme trouver un secret dans sa propre rue. »

Le revers de la carte

Hadade le répète comme un mantra : entrer dans une galerie doit être aussi naturel que pousser la porte d’un Franprix. Ce qu’il refuse, en revanche, c’est la logique de supermarché. Pas question de lister 4 000 adresses parisiennes. Cur8 sélectionne, filtre, assume. « On n’est pas un annuaire. On est un guide curaté. »

La crédibilité de l’application tient à cette ligne éditoriale qui privilégie la découverte à la saturation. Et tant pis si certaines galeries s’en offusquent : l’élégance du projet tient justement à ce mélange de rigueur et de subjectivité.

Aujourd’hui, l’équipe s’étoffe : un directeur commercial, un responsable base de données, une artiste pour les visites guidées. Demain ? Des ambassadeurs à Londres, Bruxelles, puis dans les capitales mondiales de l’art. Hadade ne veut pas devenir la figure unique de Cur8. L’objectif est de tisser une constellation de voix locales, chacune porteuse de sa propre sensibilité.

Car derrière l’enthousiasme, quelques doutes subsistent. En voulant « démocratiser » l’art, Cur8 ne risque-t-il pas d’en simplifier la complexité ? En transformant la visite en expérience géolocalisée, la contemplation en parcours optimisé, l’application participe aussi d’un mouvement plus large de consommation culturelle accélérée. Certains galeristes redoutent déjà un effet de zapping, une fréquentation plus volatile.

« C’est formidable de voir de nouveaux visages, mais parfois on sent que les gens viennent pour cocher un lieu plutôt que pour regarder », observe un galeriste de Belleville. Hadade reconnaît le risque : « Oui, on rend les galeries plus accessibles, mais ça ne veut pas dire qu’on doit tout voir. Le vrai luxe, c’est de choisir. »

Dans ses récits, on sent l’ancienne fatigue de l’entrepreneur enchaînant les projets avortés, mais aussi une jubilation neuve. « Avant, je vendais des applis pour les kinés. Aujourd’hui, je passe mes journées dans les expos, à parler aux artistes. C’est un autre rythme, une autre vie. » Peut-être est-ce cela, sa réussite : faire communiquer ceux qui exposent, ceux qui regardent, ceux qui découvrent.

« Cur8 m’a donné le goût de l’art comme on attrape un virus, sourit Nadia, 32 ans, désormais habituée de l’application. Je me suis mise à traîner dans les galeries comme d’autres vont courir.»

Arthur Hadade n’a pas seulement inventé un outil pratique. Il a capté le frémissement d’une époque où l’art sort de ses bastions, où les frontières entre spectateurs et collectionneurs se brouillent, où la curiosité prime sur le savoir. Cur8 est une boussole pour ce territoire mouvant. Et Hadade, son arpenteur infatigable.

Margaux Balloffet

La Perle