«Les gens ont toujours du mal à prendre en compte le travail de l’esprit autant que le travail physique.» C’est ce que l’artiste Jeff Koons – le bien connu, le très côté, le mal aimé, le trop controversé – clamait à das le Figaro du 30 septembre dernier. Par ces mots, l’artiste sexagénaire soulève l’éternel malaise de l’art contemporain : aux yeux de l’opinion publique, l’œuvre pensée – aussi intéressante soit-elle – n’arrivera jamais à la cheville de l’œuvre plastique. Quant à l’artiste qui, se contentant du concept, ne met pas la main à la pâte, il se retrouve fissa assigné au statut d’imposteur. Ce qu’on nomme communément le foutage de gueule.
Autant dire qu’une banane, un mur blanc et un bout d’adhésif… Maurizio Cattelan s’offrait en sacrifice aux tenants de cette critique. Petite piqûre de rappel : à l’occasion de la foire Art Basel de Miami Beach, le très frenchy Emmanuel Perrotin, galeriste de renom, a pris tous les risques en exposant l’œuvre comestible de Maurizio Cattelan, intitulée Comedian. Et comme si cela ne suffisait pas, l’œuvre promue par Perrotin s’est rapidement – et par deux fois ! – vendue pour la modique somme de 120 000 dollars.
Alors on s’affole, on crie au scandale… enfin, on prend d’abord une photo, puis on crie au scandale. Comment ce pseudo artiste italien – 20 ans de carrière finalement, ce n’est que peu de chose – a-t-il pu souiller l’aura du coup de pinceau ? Celle de Léonard, de Raphaël, de Monet ? Peut-être parce qu’à s’y pencher de plus près, il n’a pas souillé grand-chose. D’autant que – désolée de vous l’apprendre – il y a déjà longtemps que l’art n’est plus vierge.
Explications. Fustiger la banane scotchée est une chose. Au fond, les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas. Mais la déposséder de son statut d’œuvre en est une autre. Ou alors, la moitié des grands noms de l’Histoire de l’art moderne s’en retrouveraient aussi privés : Duchamp et sa Fontaine en tête de file, puis Yves Klein, Arman, Andy Warhol… Et pourquoi pas Kandinsky ou même Pollock ? Après tout, si Cattelan se fiche ouvertement de vous en scotchant une banane – ce que, je vous l’accorde, tout un chacun peut réaliser -, Pollock en maître de l’abstraction, comet bien pire encore : se munissant de peinture, de pinceau et de toile, il donne l’illusion du grand projet artistique alors que – reconnaissez-le -, éclabousser une toile de tâches noires… Tout le monde peut le faire aussi.
Partons donc de ce postulat : Comedian, à condition qu’on s’y intéresse, est une œuvre comme une autre. Mais que veut-elle dire alors ? What’s the point ? Passé l’acte de fainéantise assumé sur lequel on pourrait épiloguer, il en ressort surtout que l’œuvre – du moins, à mon sens – n’est que le jalon d’une stratégie artistique bien pensée.
Pour cela, Cattelan s’est efforcé de réunir tous les ingrédients : une œuvre absurde, une réputation subversive, un galeriste reconnu, une foire médiatisée, et une époque à fleur d’image. L’artiste, croyez-le bien, savait parfaitement ce qu’il faisait : prendre une banane, l’accrocher au mur, puis lui donner une visibilité suffisante pour voir ce qui allait advenir. Pari gagnant de toute évidence : la foule s’amoncelle, les gros titres ont la banane et les parodies inondent la toile.
Les indices étaient pourtant nombreux. Ne serait-ce que par son titre, Comedian annonçait déjà la couleur : Cattelan est un acteur, la banane son costume, et nous, crédules spectateurs, plongeons, tête baissée dans un scénario de toutes pièces orchestré. En bref, on se trompe de cible ; l’œuvre ce n’est pas la banane, l’œuvre c’est nous, bernés – pardon, bananés – par ce petit numéro.
Un scandale qui, en fin de compte, profite à celui qu’on croit blessé : l’art contemporain, sous la chaleur des projecteurs, sort en effet, grand vainqueur. Prenant d’assaut les smartphones, il devient gif, mème ou hashtag, laissant perplexes les foires d’acheteurs et d’initiés. Coup de théâtre ! L’art contemporain deviendrait-il art populaire ?