La peur se fait rare au théâtre. Lorsqu’elle nous saisit, c’est généralement devant un écran de cinéma. Dans un film d’horreur ou un thriller, par exemple. Au théâtre, c’est différent. Va pour l’empathie, le rire, le choc. Mais la peur ! Comme si l’émotion la plus primitive de toutes s’évaporait dès lors que nos petites fesses se trouvaient engoncées dans le confortable strapontin rouge velours. En bonne société, pas question de jouer les poules mouillées.
C’est pourtant sur la peur, la vraie, que débute le « Cendrillon » de Joël Pommerat. Sur la scène du Théâtre de la Porte Saint Martin, une voix glaçante vient rompre le noir complet et hanter le spectateur : « Dans l’histoire que je vais raconter, les mots ont failli avoir des conséquences catastrophiques sur la vie d’une très jeune fille. » S’ouvre alors un conte retravaillé, entre terreur et grotesque. Un curieux décalage qui déchire la morale de l’histoire au profit d’une Cendrillon, d’un prince et d’une belle mère autrement plus ambivalents. Peut-être plus vivants.
Auprès de sa mère mourante, la jeune Sandra croit entendre ses dernières volontés : interdiction de penser à autre chose qu’à son fantôme. Sinon, elle mourra pour de bon ! Le père de l’orpheline, soucieux d’aller de l’avant, s’installe avec elle chez une future épouse, tyrannique et borderline. Dévorée par la culpabilité et l’obsession du souvenir de sa mère, la petite orpheline se punit en acceptant toutes les tâches ingrates de la maisonnée. Jusqu’à cette fameuse soirée branchée à la cour du roi…
DES SECONDS RÔLES AU PREMIER PLAN
Cendrillon suscite une forme de malaise tout à la fois fascinant et oppressant : Pommerat joue sur les attentes d’un spectateur petit ou grand, qui connaît la chanson. Mais dans cette scénographie où le trompe-l’oeil est roi, les scènes font maître mot de l’étrange et de l’inattendu. Lumière sur des comédiens qui n’ont pas l’âge de leurs personnages – sauf la belle-mère, elle ne manque pas de s’en soucier. En Cendrillon, Déborah Rouach ( en alternance avec Léa Millet ) surjoue la petite fille face à un prince androgyne, trop jeune ou trop vieux, campé par Caroline Donnelly. Celle-ci joue également l’une des deux méchantes sœurs de Sandra et fait la paire avec Noémie Carcaud, marraine la bonne fée à ses heures. Un casting en chaises musicales qui replace continuellement les pions stratégiques de la mise en scène. Pendant ce temps, dans les coulisses, les comédiens – surtout les comédiennes – se changent à toute vitesse…
“CENDRILLON MISE SUR LES SECONDS RÔLES : LA BONNE FÉE A-T-ELLE VRAIMENT BESOIN DE SES POUVOIRS POUR REMUER CENDRILLON ?”
À gauche : Noémie Carcaud dans le rôle de la bonne fée.
Là où une telle relecture aurait pu faire office d’une étouffante psychanalyse de conte de fée, Pommerat compte sur le loufoque des scènes et des répliques pour dépressuriser : comme un bug dans la matrice, voilà que la belle-mère enfile une tenue de jeune vierge et que la marraine crache un langage de charretier. « Cendrillon » mise sur les seconds rôles : sur eux repose toute l’ambivalence de l’intrigue, et donc tout le pari de l’auteur : La méchante belle-mère serait-elle plus pathétique que méchante ? Le déni du père jouerait-il un rôle majeur dans les malheurs de sa fille ? Et la bonne fée : a-t-elle vraiment besoin de ses pouvoirs pour remuer Cendrillon ? A tel point que les seconds rôles sont plus décisifs que secondaires.
QUE LA LUMIÈRE SOIT
Autre personnage à ne pas négliger : la lumière. Dans cette mise en scène, minimaliste mais vertigineuse, elle joue du trompe-l’oeil, tantôt pour enfermer les personnages, tantôt pour déployer le paysage. Comme un coup de baguette magique, Joël Pommerat et Eric Soyer – à la lumière et la scénographie – sortent les décors du chapeau. Filtres et projecteurs font le boulot. Sans oublier de replacer les éléments connus du conte de fée. Le verre, la chaussure, l’horloge qui fait tic-tac s’imposent comme des clins d’œil de la mise en scène, et des repères pour le spectateur.
Joël Pommerat n’est pas à sa première relecture de conte pour enfant : En 2004, il monte « Le Petit Chaperon Rouge », et en 2008, « Pinocchio ». Avec « Cendrillon » comme avec les autres, l’auteur ne propose ni une caricature, ni une parodie. Il ressuscite une histoire vieille comme le monde en explorant le malaise que recèlent certains aspects de la vie : la mort, le passage du temps ou les relations familiales. Si l’on en sort un peu désorienté, il semble donc que ce soit tout à fait à dessein.